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Société

Les émissions interactives, nouveau champ de bataille des stations radio

Un concept aujourd’hui en expansion. Les stations radio se livrent une rude concurrence. Généralistes ou spécialisées, ces émissions abordent les sujets de société, d’économie, de politique, de sexualité, de l’adolescence, etc. Les débats doivent être bien cadrés.

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Kayfa Lhal, Kayne Lhal, les Experts, Hadit ou Maghzel, Bayna El Bayt wa Lmadrassa, Nouadeh Lik, Majalt Sihati ou encore Conseil Psy…, ce sont là autant d’émissions interactives diffusées par les radios privées nationales. Elles donnent la parole aux auditeurs et sont aujourd’hui devenues un phénomène en pleine expansion. On peut même dire que c’est un véritable champ de bataille pour les radios privées lancées au Maroc en 2006. Pourquoi programment-elles ces émissions ? Quel est l’apport d’un tel programme? Quel est le profil de l’auditeur ? Y-a-t-il des limites à ne pas dépasser dans ce genre d’émissions ?

Les stations radio sont aujourd’hui diversifiées et chacune a sa spécificité mais il n’en demeure pas moins que, d’une part, elles émettent toutes en arabe et en français, et, d’autre part, elles ont toutes programmé une ou plusieurs émissions interactives. Le concept n’est pas, même si très courant, vraiment nouveau puisque la RTM émettait durant les années 1970 «Fibre à Fibre» animée en français par Mhamed Bhiri entre 22 heures et 1 heure du matin.

Aujourd’hui, on remarquera que la majorité des émissions interactives sont en arabe et parfois en darija. Elles sont en général à caractère sociétal, économique, juridique, religieux et médical. Pour les professionnels, elles offrent un espace d’expression aux auditeurs marocains qui sont, selon les chiffres de la dernière mesure d’audience de 2016, actuellement 15 millions à écouter chaque jour la radio. Soit 56,65% de la population marocaine contre 14,8 millions en 2015. Des statistiques qui révèlent que la radio est devenue le média incontournable par excellence qui divertit, informe et surtout permet de s’exprimer et de débattre.

«Aujourd’hui, la société marocaine connaît un changement auquel elle a envie de participer et de le partager.Ce concept permet ce partage et un rapprochement», avance Fathia Laouni, rédactrice en chef de Radio 2M. Ce qui justifie le choix des stations d’insérer dans leurs grilles respectives des émissions interactives. Selon Hennioui Hicham, rédacteur en chef de Aswat, «il est logique de donner la parole aux auditeurs. D’abord parce que les Marocains ont besoin d’une plateforme pour s’exprimer sur  tous les sujets. Et ensuite, ce type de concept permet d’éclairer les citoyens sur leurs droits et devoirs». Et pour illustrer, citons Kayne Lhal sur Radio Aswat ou encore les Experts sur Radio Atlantic. Il s’agit, selon les professionnels, «d’émissions informatives, instructives et également de conseils donnés par des experts juridiques reconnus sur la place, des avocats et des notaires qui éclairent les auditeurs ayant des problèmes dans divers domaines, notamment l’immobilier, la finance, les banques, les assurances…» Les avis et conseils de ces experts bénéficient, faut-il le préciser, à plusieurs auditeurs qui sont dans le même cas que la personne ayant appelé. Mais l’interactivité va plus loin dans Kayne Lhal puisque l’équipe de l’émission traite les dossiers des auditeurs en appelant les parties adverses notamment les administrations publiques ou des opérateurs privés afin de rétablir les droits de l’auditeur concerné. «Pour chaque émission, donc le lundi et le mercredi, nous avons un ou deux dossiers à régler en plus des questions directes posées par les auditeurs qui appellent. Le nombre d’appels peut atteindre 40 par émission. Cela démontre le besoin de ce type de concept pour les auditeurs qui sont lésés et qui leur permet l’accès à certaines administrations. Les dossiers que nous réglons le plus souvent relèvent du foncier, de la santé, l’enseignement, les banques ou les assurances», raconte Fouzia Trayi, journaliste à Aswat.

La vie de couple, les relations parentales et la sexualité : des thématiques récurrentes

Elle ne manque pas de préciser que «le choix des thématiques et des dossiers traités se fait sur la base des appels des auditeurs et aussi via la page Facebook de l’émission. Nous retenons les dossiers lorsque, sur la base des documents fournis par les concernés, nous constatons que leurs droits sont bafoués».

En fait, pour toutes les émissions interactives, le choix des sujets se fait sur la base des questions et des correspondances des auditeurs. Selon les animateurs et journalistes des émissions généralistes, les sujets récurrents sont la vie de couple, les relations parentales et la sexualité. «Aujourd’hui, les auditeurs osent aborder tous les sujets, même les plus intimes, et veulent être conseillés. C’est pourquoi nous leur proposons un espace d’expression et il faut noter que l’interactivité permet une liberté d’expression qui fait que l’auditeur se livre parfois sans limites», explique Aziza Laayouni, journaliste à Radio 2M et animatrice de Kayfa Lhal. Cette émission quotidienne, lancée en 2014, est généraliste et aborde plusieurs problématiques relevant de l’éducation des enfants, de la vie familiale et sexuelle ainsi que du volet médical. «C’est un concept de cross-médias qui permet une complémentarité entre les supports télé et radio puisque le sujet est abordé sur 2M TV à 10h30 et ensuite poursuivi à la radio entre 14 et 16 h du lundi au vendredi. Cela nous permet de toucher un grand nombre d’auditeurs», dit Aziza Laayouni qui tient à préciser que le contenu de l’émission a été élargi à l’introspection, au développement personnel aussi bien dans les sphères privée que professionnelle. Au cours de chaque émission sont traités cinq à six appels choisis parmi les 500 ou 600 appels émis par les auditeurs sur la boîte vocale de l’émission qui est fonctionnelle 7j/7 et 24h/24. Pour éviter les désagréments du direct, les appels sont filtrés au niveau du standard qui se charge de noter les numéros de téléphone des auditeurs pour les rappeler ensuite. Et c’est techniquement le même fonctionnement qui est retenu par l’émission «Ajwibate Addine» diffusée, tous les vendredis à 21h15 sur la radio Mohammed VI du Coran. Sur une durée de 52 minutes, les animateurs entourés de chroniqueurs répondent aux questions des auditeurs à caractère religieux ou sociétal. Dans un autre programme interactif «Ma3a LOusra», les experts et autres coachs répondent à toutes les questions posées par les auditeurs, majoritairement des femmes, relatives à la vie familiale, les relations de couples, la scolarité et l’éducation des enfants.

Les Marocains de l’étranger ont des préoccupations spécifiques

Par ailleurs, «Bayna El Oussra wa Lmadrassa», autre émission de la chaîne coranique, diffusée deux fois par semaine, enregistre un très bon taux d’audience que les responsables ne souhaitent pas dévoiler. Cependant, ils précisent que le coach Abdelmajid Loukili, spécialisé dans le coaching scolaire et de la famille, répond durant les 60 minutes que dure l’émission à près de 20 questions posées directement par les auditeurs ou bien sélectionnées sur la page Facebook de «Bayna El Oussra Wa Lmadrassa». Il arrive même assez souvent que les auditeurs, après l’émission, demandent un suivi de leurs enfants.

A côté de ces émissions dites généralistes, des concepts comme Hdit Nssa (Radio 2M) ou Hdit ou Maghzel (Aswat) sont également très écoutées. Ciblant précisément les femmes, ces deux émissions s’articulent autour des rubriques relatives à l’art culinaire et à la beauté mais abordent parallèlement des thématiques familiales, sociale, éducative et médicale. «Et il n’y a pas que les femmes qui appelent, il y a des hommes qui parlent de leurs relations intimes avec leurs femmes. Et cela n’st pas courant», dit Mme Laouni de Radio 2M.

Vu le succès des émissions interactives, les stations radio n’hésitent pas à jouer la carte de la diversification pour se démarquer de la concurrence. Elles lancent régulièrement des concepts nouveaux pour, d’une part, répondre aux besoins et aux préoccupations des auditeurs et, d’autre part, améliorer leur taux d’audience. Parmi les nouveautés dans les différentes grilles des radios, on peut citer le concept de la planification financière des ménages. Une préoccupation majeure des jeunes qui viennent d’intégrer la vie active et des couples nouvellement mariés. Mais ces émissions ciblent également les pères, mères de familles et même les célibataires. On citera alors Kif dayr Mâa Lmassrouf diffusées tous les soirs où un coach financier et spécialiste dans les budgets de familles conseille les ménages qui ont du mal à boucler leurs fins de mois. Des conseils pour les accompagner au quotidien afin de mieux gérer leurs dépenses et donc leurs vies, et d’acquérir, de manière simple et accessible, des outils de planification et de gestion du budget de la famille.

Selon les journalistes et les animateurs, ces émissions sont suivies régulièrement et de façon assidue par les auditeurs dont il est difficile, soulignent nos sources, d’en dresser le profil. Cependant, les équipes de ces émissions avancent que plus de 60%  des auditeurs vivent en milieu urbain et se situent dans une tranche d’âge allant de 20 à 58 ans. Les auditeurs sont majoritairement des femmes mères de familles, célibataires, actives ou femmes au foyer. On peut également retenir que les Marocains Résidents à l’Etranger suivent ces émissions et appellent souvent pour des problématiques spécifiques. «Nous recevons beaucoup d’appels des Marocains vivant dans les pays européens mais aussi des USA et même de la Chine. Ils appellent pour des questions relatives à leurs enfants et à la vie de couple, notamment le mariage et le divorce pour des couples mixtes. Ils abordent librement d’autres sujets comme l’homosexualité par exemple», dit Aziza Laâyouni. Et d’ajouter que «les MRE disent préférer s’adresser à des coachs et des experts marocains pour des raisons culturelles surtout en ce qui concerne l’éducation de leurs enfants».

Si des émissions interactives favorisent la liberté d’expression et constituent une plateforme d’échange, il n’en reste pas moins qu’elles ont aussi un apport commercial pour les stations radio.  «Ces émissions permettent de toucher le plus d’auditeurs possible et donc d’augmenter nos taux d’audience. Elles attirent par conséquent les annonceurs et donc drainent des recettes publicitaires pour les radios», avance Hennioui Hicham, rédacteur en chef de Radio Aswat. On retiendra par exemple les émissions de planification financière qui attirent les banques et autres assurances, les émissions féminines qui intéressent les annonceurs des secteurs de l’alimentaire, de la cosmétique et des produits d’hygiène et de l’entretien ménager.

[tabs][tab title = »Peut-on parler de tout dans les émissions interactives ?« ]On parle de tout dans ces émissions : religion, mariage, divorce, handicap, drogue, politique, viol, relations parentales, vie de couple, études, travail… Selon les professionnels du secteur, ces émissions ont permis une liberté d’expression et ils remarquent que les jeunes, et les auditeurs de façon générale, osent aborder tous les sujets même les plus délicats. Et parfois même sur un ton provocateur. D’où la nécessité de poser des limites et aussi l’obligation pour ces émissions d’obéir à une éthique afin d’éviter tout débordement. Ce qui explique le choix des sujets par les animateurs en fonction de la société marocaine. Aussi, les stations filtrent toujours les appels, les sélectionnent et ne prennent jamais des appels directs. Les équipes enregistrent les numéros et la problématique posée et rappellent les auditeurs pour qu’ils puissent poser leurs questions. Aussi, il faut noter que les animateurs et les journalistes doivent faire preuve de professionnalisme et maîtriser les débats. Il est à rappeler que dans le cahier des charges des stations radio, les opérateurs sont tenus dans leurs émissions de respecter la dignité de la personne humaine et de veiller à la préservation de sa vie privée. L’opérateur prépare librement ses émissions dans le cadre du respect de la personne, de la diversité et de la pluralité des courants de pensée et d’opinion, dans le respect des valeurs religieuses, des bonnes mœurs et de la défense nationale. En cas de manquement à ces dispositions, la Haute Autorité peut adresser un avertissement ou bien décider de la suspension de la diffusion du programme pour une durée déterminée.[/tab][/tabs]