Société
Le mystérieux challenge de deux femmes laborieuses
• Craignant la perte d’emploi et de revenus, l’expulsion de leur logement, deux amies, l’une ouvrière et l’autre employée de maison, cofinancent un logement économique.
• Pour elles, c’est une assurance contre les aléas
de la vie.
• Elles racontent certes leur bonheur d’avoir un toit mais ne cachent pas que l’absence de filets sociaux rend leur quotidien difficile. Elles se confient…
L’une est ouvrière dans une unité textile, l’autre est employée de maison. La première a une ancienneté de vingt-cinq ans et la deuxième vingt années de labeur chez un couple français. Elles sont amies et voisines. Et depuis six mois, elles sont devenues copropriétaires d’un logement social à Ryad Oulfa, dans la périphérie de Casablanca. Pour acquérir leur appartement, Milouda, l’ouvrière, a vendu une parcelle de terrain agricole hérité après le décès de son père et Lekbira a dû casser sa tirelire. Pourquoi un tel investissement en copropriété ?
Pour expliquer leur association, toutes les deux reconnaissent qu’aucune d’entre elles ne pouvait financer ce logement individuellement. Et plus important encore pour elles, cet appartement est une sécurité et elles reprennent l’expression marocaine «Qbar lhayate» ou la tombe de la vie, pour souligner que «c’est une assurance pour nous, car nous sommes locataires de petites pièces que nous payons 1700 dirhams. C’est trop cher pour nous. Nous voulons avoir une maison pour nous sentir en sécurité». Milouda, veuve depuis 10 ans, et Lekbira, célibataire, craignent, confient-elles, «ce que peut réserver “gheda”» ou demain. Car, expliquent-elles, «on ne sait pas de quoi demain sera fait. Et nous avons eu, durant la crise sanitaire, beaucoup de difficultés à joindre les deux bouts». L’atelier informel de tissu d’ameublement a fermé et le couple de Français, craignant la contamination, a demandé à Lekbira de rester chez elle. Si celle-ci a conservé 50% de son salaire, son amie n’a eu droit à aucun revenu. «N’étant pas déclarée à la CNSS, je n’ai pas pu avoir les 2000 dirhams !».
Les deux amies soulignent que, dans un mois, elles emménageront ensemble dans leur deux pièces-salon. Et au-delà de la joie d’être soulagées du paiement d’un loyer ou encore d’être à l’abri d’une expulsion, les deux femmes avancent que «ce logement peut nous épargner certainement des problèmes familiaux». Car, selon les deux femmes, en cas de perte d’emploi et d’insolvabilité, elles n’auront aucune alternative. Les deux enfants de Milouda, une fille et un garçon, sont mariés et il lui est impossible d’envisager de vivre chez eux. Et Lekbira n’a aucun parent proche vivant.
Ses oncles maternels qui l’ont élevée habitent la campagne et ne l’accueilleront certainement pas. Et vivre en maison de vieillesse est, pensent les deux amies, «le pire qui puisse arriver à une personne. Vétusté des lieux, manque de moyens, sans compter la solitude et la tristesse, c’est cela la vie en maison des vieux ! Il est préférable de mourir avant d’y mettre les pieds!». Et d’ajouter : «Les autorités et aussi les riches devraient s’intéresser à ces maisons de retraite : les rénover, les aménager et surtout donner de l’argent pour l’alimentation et les vêtements. Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il y a beaucoup de personnes qui ont besoin de ces refuges sociaux, même si dans les mœurs marocaines et musulmanes c’est difficile et inacceptable de placer ses parents ou un proche dans une maison de retraite, mais il faut dire que parfois c’est nécessaire et c’est beaucoup mieux que la rue !».
Les deux femmes ne cachent pas leur bonheur d’être propriétaires mais elles craignent déjà les réactions de leurs proches et potentiels héritiers. Pour l’heure, elles gardent secrète l’acquisition de leur logement, car pour Milouda «les enfants ne savent pas que j’ai vendu le bout de terrain que j’ai hérité» et Lekbira, «parce que ses oncles ne comprendraient pas pourquoi je l’ai achetée en copropriété, car cela pourrait poser des problèmes d’héritage» (rires)… Ce qui amène les deux femmes à soulever la situation des femmes en matière d’héritage. Pour elles, la précarité et la vulnérabilité des femmes sont essentiellement dues à l’inégalité entre les femmes et les hommes en matière de partage des biens, suite au décès des parents ou des époux.
«Le gouvernement doit revoir «lqanoune»
sur l’héritage !»
Pour éviter cela et protéger les femmes, les deux amies appellent le gouvernement à revoir, pour reprendre leur expression, «lqanoune dial irth». A leur niveau et pour se préserver de l’avidité de leurs proches, elles garderont secrète leur copropriété «car mes enfants comme ses oncles pourraient avoir des vues sur notre bien et nous créeraient des problèmes, alors que nous voulons vivre tranquillement toutes les deux. Nous dirons que nous louons ensemble et que les employeurs de Lekbira paient la moitié du loyer», explique Milouda.
Heureuses d’être propriétaires, les deux femmes aménagent et meublent selon leurs goûts respectifs de ce qu’elles appellent affectueusement «Douirtna». Cependant, elles ne cachent pas que «l’acquisition d’un logement ne met pas fin à toutes les difficultés quotidiennes, notamment ne pas avoir accès aux soins et ne pas avoir de retraite !».
Et là, Milouda n’hésite pas à exposer toutes ses connaissances sur la situation des femmes qui, comme elle, sont veuves. «Elles sont plus nombreuses que les hommes veufs, elles vivent dans la précarité, elles sont nombreuses à avoir des problèmes avec la belle-famille au moment du partage des biens. Et si certaines arrivent à s’en sortir grâce à l’aide financière de leurs familles, d’autres vivent souvent dans la misère». Et de poursuivre : «Les autorités donnent, depuis quelques années, une aide aux veuves ayant des enfants. Et les autres ?! Comment vont-elles vivre ?». En effet, depuis 2012, les veuves en situation de précarité peuvent bénéficier d’une aide d’un montant mensuel de 350 dirhams et elle est plafonnée à 1050 dirhams par famille. Y sont éligibles, les bénéficiaires du Régime d’assistance médicale (RAMED), n’ayant aucune pension, allocations familiales ou toute autre aide directe payée par l’Etat ou par les collectivités locales, des établissements ou toutes autres institutions publiques. Mais cette aide fera l’objet d’un élargissement dans le cadre du projet de refonte des aides sociales prévu par le gouvernement.
Une information qui ne rassure pas Milouda qui se dit sceptique quant à l’application de cette mesure, car «il y a toujours des obstacles administratifs qui empêchent les citoyens de bénéficier de certaines choses». Et là-dessus, son amie Lekbira rebondit en signalant le cas du Ramed : «Je peux jurer que le certificat d’indigence était meilleur et son fonctionnement était plus rapide. Alors que pour le RAMED, les procédures sont plus longues et maintenant le régime est bloqué. On nous dit qu’il va être revu, mais, en attendant, nous, les ramédistes, on fait quoi ? Il faut que nous puissions bénéficier des soins en attendant le nouveau système qui va être mis en place dans deux ans, n’est-ce pas ?». Elle fait référence à la généralisation de la couverture sociale prévue pour 2023. Ce qui la laisse, une fois encore dubitative, car «sur le terrain, ce n’est jamais comme sur le papier ou comme c’est annoncé à la télévision. Samhouni, mais je dis ce que je pense…».
Mais, toutes ces difficultés d’accès aux soins et l’absence de filets sociaux ne gâchent pas la joie des deux amies qui se disent ravies «de la concurrence sur le tissu d’ameublement, car les gens comme nous peuvent acheter de belles choses à petits prix grâce aux articles de la Turquie. En fait, il n’y a pas que leurs télé-feuilletons qui nous plaisent» (rires). Et elles évoquent également les tapissiers de quartiers qui accordent des facilités de paiement. Ce qui leur a permis d’acheter des banquettes et des matelas pour leur salon. Elles partageront la chambre à coucher et feront de la troisième pièce un séjour pour, expliquent-elles «manger, regarder la télé et s’allonger après une longue journée de travail. Aujourd’hui, nous faisons tout dans la même pièce !».
Pour la cuisine, elles achèteront le nécessaire progressivement et en priorité un nouveau frigidaire et un lave-linge semi automatique. «Pour le reste, on ira chaque vendredi pour voir les promotions dans un magasin de grande distribution. On ne peut pas compter sur des cadeaux de la famille, parce que nous n’allons pas dire que le logement nous appartient (rires). Mais nous allons quand même organiser une petite fête et inviter les employeurs de Lekbira qui nous aident financièrement», confie Milouda, les larmes aux yeux : «C’est bon d’avoir un toit !». Toutes deux n’autoriseront pas de photos de l’appartement ni d’elles-mêmes, craignant que le secret soit divulgué. Ou peut-être le mauvais œil? «Nous ne sommes que colocataires ! (clin d’œil et rires)»….