Société
Le Maroc a mal à son alcool : jusqu’à quand ?
L’intention du Conseil de la ville de Fès d’interdire l’alcool a de nouveau attisé la querelle entre modernistes et conservateurs.
L’alcool au Maroc n’est pas seulement une question de religion, c’est également un enjeu économique, financier et sociétal.
Jusqu’où l’Etat peut-il aller dans la défense des libertés individuelles ?
Casablanca, le 18 février. Il est 19 h 45. Comme tous les jours à pareille heure, épiceries et grandes surfaces sont prises d’assaut par les acheteurs de boissons alcoolisées avant l’heure fatidique, celle où les débits de boissons seront fermés. 19 h à Rabat, 20 h à Casablanca, un peu plus tard à Agadir et Marrakech… tout dépend de l’attrait touristique de la ville, de la saison et selon la politique déterminée par la wilaya de la ville en question. Ainsi, il est arrivé qu’au Marjane de Tétouan, on vende des boissons alcoolisées jusqu’à 21h30 en période estivale.
Le Maroc, pays musulman selon l’article 6 de la Constitution, loi suprême du pays, qui énonce que «L’islam est la religion de l’Etat…» vit, depuis son indépendance, avec cette contradiction qui veut que la vente d’alcool soit interdite au musulmans, selon l’arrêté du 17 juillet 1967 (voir encadré en page suivante) mais que chaque année, les Marocains consomment 125 millions de litres de boissons alcoolisées, soit, en moyenne, 4 litres par habitant. Bières, vin, gin, eau de vie, vodka, whisky et champagne se vendent comme des petits pains. On en trouve, dans les bars, les foyers, les soirées nocturnes, les restaurants et les seminaires d’entreprises. Bref, l’alcool fait partie de la vie des Marocains.
Rien n’a donc changé dans les habitudes des Marocains musulmans buveurs d’alcool ce 18 février, à Casablanca, au lendemain de la surprenante intention du conseil de la ville de Fès présidé par l’Istiqlalien Hamid Chabat d’interdire la vente d’alcool dans la capitale spirituelle du Royaume. Comme un pavé dans la mare, cette «décision» aux relents politiciens est venue rouvrir le débat entre partisans de l’interdiction définitive de la vente d’alcool et défenseurs d’une légalisation pure et simple, dans le cadre des libertés individuelles.
Jamais l’alcool n’a suscité un débat aussi passionné comme en ce début d’année. Il y a eu d’abord la sortie insolite d’Ahmed Raïssouni, le dirigeant du Mouvement de l’Unicité et de Réforme, le démembrement idéologique du PJD, qui par le biais d’une fatwa, a appellé les Marocains à boycotter les supermarchés qui vendent de l’alcool. On n’est plus, par cet appel, dans le scénario de l’interdiction de consommation pure et simple de l’alcool, mais bien dans celui d’une ingérence dans les affaires des citoyens pour les influencer, avec des arguments religieux, dans le choix des lieux de leurs emplettes. La société civile ne tarda pas à réagir. Bayt Al Hikma, association qui défend les libertés individuelles, dirigée par Khadija Rouissi, réplique. Cette interdiction pour elle «est du domaine de l’extrémisme religieux et du puritanisme aveugle qui n’a pas lieu d’être, car ces commerces réservent aux clients de boissons alcoolisées une aile spéciale. Dire que le citoyen qui voit d’autres personnes s’approvisionner en alcool, ou en vendre, «participe à un péché» est une vision clairement belliqueuse, comme elle est contraire aux valeurs de tolérance, base de toute société démocratique moderne». Plus que cela, Mme Rouissi enfonce le clou en revendiquant tout simplement, dans une déclaration à l’AFP, «l’abrogation de cette loi» interdisant la consommation et l’achat de l’alcool par les Marocains musulmans «parce que cela relève de la liberté individuelle», faisant ainsi allusion à l’article 28 de l’arrêté de juillet 1967 qui «interdit à tout exploitant (…) de vendre ou d’offrir gratuitement des boissons alcooliques à des Marocains musulmans».
Quatre semaines plus tard, la décision de Hamid Chabat de vouloir prohiber l’alcool à Fès a fait l’effet d’une bombe parmi les buveurs et dans les milieux du tourisme, et relancé de plus belle la polémique entre «modernistes» et «conservateurs». Deux positions antinomiques s’affrontent : faut-il appliquer cette loi interdisant la vente d’alcool aux Marocains musulmans ou faut-il l’abroger ? Ou, encore faut-il continuer comme avant, c’est-à-dire la laisser en vigueur tout en laissant les Marocains acheter et consommer l’alcool quitte à supporter les conséquences, fort minimes d’ailleurs, d’être en infraction avec la loi ?
En fait, ce qui a encore exacerbé cette polémique est le soutien sans faille apporté au maire de Fès par les dirigeants du Parti de l’Istiqlal, dont Abbas El Fassi lui-même. Selon eux, Chabat n’a demandé rien d’autre que l’application de la loi. Contacté par La Vie éco, Abdellah Bekkali, impliqué à son corps défendant dans le débat, suite à son passage dans l’emission télévisée Hiwar, met de l’eau dans son vin en déclarant que toute cette tempête autour de l’alcool est «un faux débat». Selon lui, le Conseil de la ville de Fès n’a jamais voulu interdire la vente d’alcool dans toute la ville, «mais uniquement dans les lieux où la vente est interdite par la loi, c’est à dire les quartiers proches des mosquées, des édifices religieux…».
Il n’empêche que la question de fond reste posée : Faut-il appliquer cette loi ?
Pour Abdellah Bekkali, «il ne sert à rien d’être extrémiste. nous ne demandons pas là l’application de la chariâ islamique. Interdire dans les faits d’une façon absolue l’alcool est un non sens, quand bien même le débat doit avoir lieu. Mais, en même temps, nous demandons l’application des dispositions qui encadrent la vente d’alcool au Maroc. Et il faut d’abord commencer par faire la chasse aux «guerrabas» qui infestent toutes les villes. En tout cas les pouvoirs publics doivent gérer ce dossier en conformité avec les intérêts du pays d’une manière générale».
Intérêts du pays ! le mot est lâché. La vente de boissons alcoolisées est en effet un enjeu économique majeur. A l’heure où le pays construit ses stations touristiques, où certaines villes, comme Marrakech, font désormais partie des circuits mondiaux des affaires et loisirs, appliquer la loi poserait des problèmes à n’en plus finir. Qui contrôlerait la nationalité de celui qui voudrait prendre une bouteille de vin dans un restaurant ? Etre marocain signifie-t-il forcément être musulman ? Quel impact une telle décision aurait-elle sur le commerce et surtout sur l’image du Maroc qui a toujours mis en avant son statut de pays modéré. L’application de la loi de 1967 poserait par ailleurs un problème de ressources pour l’Etat lui-même. En 2010, et selon les projections de la Loi de Finances, rien que la taxe intérieure de consommation sur les boissons alcoolisées rapportera au Maroc 1,1milliard de dirhams, et encore il faudrait pouvoir estimer ce que rapporte la TVA. Mieux, l’Etat se sert de ce potentiel de consommation pour réduire son déficit budgétaire. L’on se rappelle que le Parti de la justice et du développement (PJD) avait maintes fois milité, au cours de l’élaboration des lois de Finances des trois précédentes années, pour une augmentation des taxes sur les alcools. Cette année, et en raison de contraintes bugétaires, le gouvernement qui avait toujours refusé d’accéder à la demande du parti islamiste a finalement plié, pour la bonne cause. Les recettes provenant de la TIC sur les alcools augmenteront de 40% entre 2009 et 2010. Aucun type de boissons alcoolisées n’a échappé à l’augmentation de la TIC. Sur la bière, le produit le plus prisé par les Marocains, la TIC est passée de 500 à 800 DH l’hectolitre.
L’appel à la prohibition de l’alcool frappe de plein fouet l’exercice des libertés individuelles
Le plus sidérant dans tout cela est que les partis politiques qui réclament à cor et à cri actuellement la prohibition de la vente d’alcool (PI et PJD) ont été les plus enthousiastes à voter ces augmentations au Parlement, croyant qu’elles réduiraient ainsi la consommation des Marocains musulmans. Or, en moyenne, bon an mal an, les ventes d’alcool enregistrent, malgré les impôts excessifs sur le produit qui pénalisent les buveurs (qui ne peuvent, religion oblige, crier au scandale), une croissance annuelle de 3 à 6%. Côté quantité, plus de 125 millions de litres, tous alcools confondus, sont consommés chaque année par les Marocains. Un million d’hectolitres de bière a été englouti en 2009, soit quelque 475 millions bouteilles, 38 millions de bouteilles de vin et 1,5 million de bouteilles de whisky (voir encadré). Là, les buveurs marocains ne font que perpétuer une tradition musulmane séculaire. Al khamr continue d’être fabriqué, acheté et consommé, malgré l’interdiction qui lui est faite en fonction des Etats, dans quasiment tous les pays musulmans : en Algérie, en Tunisie, en Egypte, en Jordanie, au Liban, en Syrie… pour ne parler que des pays arabes.
Plus que cela, et tout le monde le sait, les vertus de la boisson ont été célébrées dans nombre de contes et poèmes de la littérature arabe et perse, suscitant même l’émergence d’un genre littéraire appelé «khamriyya» (poésie bachique) et la formation d’un clan de poètes interdits, le plus célèbre d’entre eux étant Abu Nawas. Sur ce khamr, et au-delà de ses méfaits sur la santé, l’écrivain Malek Chebel a écrit un superbe récit dans Anthologie du vin et de l’ivresse en islam (Ed. Le Seuil 2004). «Jamais boisson, écrit-il, n’a occupé dans les conceptions doctrinales, théologiques et ésotériques de l’Islam autant de place que le vin, al-khamr…, jamais transgression, jamais déploiement d’ailes n’ont paru aussi agréables aux yeux du jouisseur que ceux qui consistent à se démultiplier…»
Au niveau sociopolitique ensuite, la prohibition de l’alcool, ou le simple appel à cette prohibition, porte atteinte à l’une des valeurs essentielles en démocratie : le respect des libertés individuelles et l’exercice du droit à la différence. Et là, il y a une contradiction, soutient le chercheur Mohamed Assid, «entre ce que proclame la Constitution marocaine comme respect de ces valeurs individuelles et collectives et ce que stipule le Code pénal. Il est temps de résoudre cette contradiction». La contradiction n’est pas seulement d’ordre juridique, mais elle existe dans la démarche même de ceux qui réclament l’interdiction de l’alcool. Ils le réclament parce que, au-delà de la morale et de l’argumentation juridique qui égrène leurs propos, ils ne sont pas des buveurs, et là ils ne respectent pas la liberté des autres comme ils le prétendent, mais ils veulent que ceux-ci soient absolument comme eux. «La société marocaine n’est pas monolithique, il y a des différences religieuses, linguistiques, de couleur, de race et de mœurs, mais ceux qui y habitent sont tous des Marocains par-delà ces différences. Ils sont tous égaux dans leur citoyenneté. C’est le sacro-saint principe de toute société démocratique. Si les Marocains sont égaux par-delà leurs différences religieuses, personne n’a le droit d’interdire ou de tolérer des choses au nom de la religion», estime M. Assid. Ne serait-ce que vis-à-vis de ses relations avec ses partenaires européens, et le dernier sommet de Grenade l’a démontré, le Maroc est dans l’obligation de renforcer les droits de l’homme et les libertés individuelles. «Ce n’est pas un choix, mais une obligation stratégique du Maroc. D’ailleurs, à mon avis, la deuxième décennie du règne de Mohammed VI sera celle du renforcement des libertés individuelles», affirme le chercheur Mohamed Darif (voir entretien).