Société
Le haj : Rachid Benzine, Islamologue et chercheur à l’Observatoire du religieux d’Aix-en-Provence
«On fait le pèlerinage pour soi et l’essentiel est d’être en accord avec
soi-même et sa foi»

La Vie éco : Quelle est l’origine du Haj ? Quelle est sa véritable symbolique ?
La question des origines du pèlerinage est clairement païenne. On y trouve encore des traces dans le Coran à travers la thématique des mois sacrés, «al-ashhur al-hurum», durant lesquels les razzias étaient interdites. Il s’agissait de laisser libre champ aux échanges marchands lors des rassemblements intertribaux, «sûq», ainsi qu’à l’accomplissement des cultes païens saisonniers. Ensuite, il y a eu des évolutions vers un symbolisme purement abrahamique (dans le Coran) puis abrahamique et ismaëlien avec l’identification du sacrifié (al dhabîh) à Ismaël, dans la tradition musulmane historiographique à partir de la fin du deuxième siècle de l’Hégire après une longue polémique qui a fini par éliminer son frère Isaac (Ishâq) qui est le sacrifié dans la tradition biblique.
Un des moments les plus importants du pèlerinage est marqué par Al‘îd al-adhâ, la «fête des victimes», appelée communément la «fête du mouton». Cette fête est censée faire rappeler le «sacrifice d’Abraham». Pourtant, il faut noter que si le Coran donne un rôle à Abraham dans le rituel du pèlerinage (Coran, II, 125-128 ; III, 95-97 ; XXII, 25 –30), il n’établit aucune relation entre le récit du sacrifice d’un fils auquel le Coran ne donne pas de nom et le rituel du sacrifice musulman. Cette assimilation qui passe aujourd’hui pour un fait établi s’est, en réalité, mise en place progressivement entre la fin du VIIIe et le IXe siècles.
Est-ce que le Haj est une période de partage ou de grande solitude ? Est-ce qu’il est vécu de la même manière par toute la communauté de pèlerins ?
Le monde musulman actuel est multiple avec des peuples, des langues et des cultures très différents. On ne peut donc globaliser. Chacun réagit selon sa sensibilité religieuse et sa personnalité, ses attaches culturelles, sa connaissance de la tradition musulmane. Je ne parle pas de connaissance historique car les questions ne pourraient pas être posées de cette façon avec ce degré d’implication. Je rappelle un très bon livre qui est paru il y a une vingtaine d’années de Slimane Zeghidour, «Le pèlerinage à la Mecque», qui décrypte bien les attitudes des pèlerins et leurs craintes de mal faire, de manquer un rite qui leur ferait perdre leur pureté rituelle.
Le Haj est un rituel collectif, donc il ne devrait pas être un moment de grande solitude mais de partage et de réjouissance collective. Il s’achevait par les trois jours de liesse, «ayyâm al-tashrîq», où on partageait la nourriture des bêtes sacrifiées et cela dès l’époque païenne. Aujourd’hui, il est certain qu’il y a beaucoup de mercantilisme et que les valeurs morales passent souvent au second plan. On fait le pèlerinage pour soi et l’essentiel est d’être en accord avec soi-même et sa foi.
On attend d’un haj qu’il soit exemplaire après le pèlerinage. Le statut de haj ou de haja présente-t-il des contraintes religieuses ou sociales ?
Le pèlerinage avec ces foules immenses peut créer un choc psychologique chez certains, on peut en revenir transformé en bien (plus de générosité) ou en mal (sentiment de supériorité) comme si on croyait que faire le pèlerinage serait un billet garanti pour le paradis. Cela dépend des individus.
Autrefois, le pèlerinage était collectif et servait à renforcer la solidarité et la cohésion des groupes tribaux. Aujourd’hui, on le vit souvent de manière plus individualiste, donc cet aspect de cohésion sociale semble avoir disparu, ce qui peut donner un sentiment de solitude.
Les effets du Hajj sont aussi variables aujourd’hui que le sont les conditions de vie des pèlerins. Il manque probablement une profondeur de spiritualité si on réduit le Haj à des gestes rituels.
Selon vous, existe-t-il de nouvelles modes ou pratiques du pèlerinage ?
Certainement, mais là il faudrait étudier les pèlerins par groupes d’origine, de pays, de culture. Ce qui est certain, c’est que les attitudes religieuses bougent constamment et sont créatives. On peut croire se référer à un passé par exemple pour faire le Haj mieux que d’autres mais on tombe alors dans la représentation mythique. L’essentiel c’est d’être sincère, en accord avec soi-même et ouvert au partage et à la solidarité.
