Société
Le four traditionnel, une activité ancestrale qui continue à jouer son rôle social
Comme le hammam, le “farrane” est le lieu de rencontres des femmes du quartier et un repère pour les visiteurs. Il a résisté au four Afifi et à la concurrence des boulangeries modernes. Abdellah, “terrah” à Sidi Bernoussi, nous raconte un métier pénible, mal payé et sans protection sociale.

Il nous accueille avec un chaleureux «marhba» et prend le soin d’ôter sa casquette avant de nous saluer. Et de nous inviter à entrer dans son monde. Simple et exigu. Le four Bouazzaoui est situé dans le quartier de Sidi Bernoussi à Casablanca. Murs crevassés, grossièrement peints en gris, des étagères en fer, un peu rouillées, pour poser les planches à pain. Mal éclairé, sentant le bois brûlé, le four couvre environ une trentaine de mètres carrés. Au fond «Bit nar», que ferme une petite porte en fer et, à droite, une chambrette servant de logement à notre hôte, Abdellah, le terrah de ce vieux four en activité depuis l’Indépendance.
C’est dans ce lieu hors du temps que ce monsieur de 56 ans, toujours célibataire, passe ses journées et ses soirées. Il y vit et y travaille, depuis 18 ans, au rythme des fournées matinales et de l’après-midi. Sa journée commence à six heures : «Il faut nettoyer Bit nar, balayer le four, mettre l’eau à chauffer pour se préparer un bon thé. C’est le rituel du matin», raconte Abdellah qui, après son thé et sa première cigarette, allume le feu. «Il faut une heure pour que le four chauffe. Et c’est entre 10h30 et 11 heures que je fais ma première fournée».
Mais, ce matin, il est déjà 11h et il n’y a qu’une seule planche de pain sur l’étagère. C’est normal, selon Abdellah, car ce sont les vacances scolaires et les ménagères prennent tout leur temps pour commencer leur journée. En général, c’est à partir de neuf heures que les planches arrivent. Abdellah cuit entre 200 et 250 pains par jour, sauf le vendredi, un jour traditionnellement réservé au couscous. La cuisson, d’une durée de 20 mm, se fait en fournées de 50 pains. «C’est la capacité du four, on ne peut pas faire plus», dit Abdellah qui vient de lancer sa première fournée et nous invite à nous rapprocher pour voir l’intérieur de Bit nar. Fait de carreaux en pierre, cet espace comprend à sa gauche le foyer de feu et c’est sur le côté droit que le pain est placé pour la cuisson.
Il compte uniquement sur sa mémoire pour reconnaître le pain de chaque client
Abdellah descend dans la «houfra» et les planches sont disposées devant lui par son collègue de travail, Mohamed, le caissier. Et d’un geste mécanique et rodé, il enfourne le pain en prenant le soin de le piquer afin d’éviter qu’il gonfle. En le regardant faire, le mystère est levé : on découvre enfin comment tous les terrah, se souviennent du pain de chaque famille. «Je dispose les pains verticalement en rangées et je me souviens de l’ordre de disposition. Les planches vides sont mises les unes sur les autres au fur et à mesure que j’enfourne le pain. Et une fois cuit, je commence par le sortir en commençant par le dernier enfourné. C’est aussi simple que cela. Mais, parfois, lorsque je n’ai pas toute ma tête, j’échange les planches. Ce qui peut parfois créer des disputes avec les clients si je ne rattrape pas mon erreur avant qu’ils viennent chercher leur pain», explique Abdellah qui reconnaît toutefois que les clients sont généralement compréhensifs et en particulier «les anciennes familles du quartier parmi lesquelles j’ai grandi car je suis un enfant du quartier. J’y suis né et j’y suis toujours». Autre cause de discorde avec la clientèle: lorsque la cuisson du pain ou des gâteaux est ratée. «S’il s’agit d’un «ould derb», le problème est vite réglé. Mais, si ce sont les nouveaux habitants du quartier, il faut rembourser le prix du pain ou des gâteaux. Dieu merci, cela ne m’arrive pas souvent car je connais le métier et je maîtrise les techniques de cuisson», explique-t-il.
Pour le pain, le four doit être chaud et il faudra attendre que le feu s’adoucisse pour enfourner les plateaux de gâteaux ou les moules à cake. Pour le poisson, le méchoui et autres pastillas, le feu doit être doux et la meilleure cuisson se fait à la braise.
7j/7 pour un salaire journalier de 60 DH
Mais chaque chose en son temps, tient à préciser le terrah. Ainsi, pour les gâteaux et les cakes, la cuisson a lieu en fin de journée. Alors que pour le poisson et autres plats, cela se fait à la fin d’une fournée avec une surveillance de la cuisson. «J’ai intérêt à être vigilant car je ne suis pas en mesure, en cas de problème, de rembourser une pastilla qui coûte 300 ou 350 DH !», s’exclame Abdellah.
Chaque jour, ce sont les mêmes gestes, les mêmes personnes qui reviennent. Une routine vécue 7j/7, de 6h à 21h, avec une pause de 15h à 17h. Pendant Ramadan, la journée débute à 13 heures et se termine à la rupture du jeûne. Cependant, les deux jours précédant l’Aid, le four est en service durant la soirée pour la cuisson des gâteaux. En contrepartie de ce labeur, Abdellah perçoit un salaire quotidien modique de 60 DH, dix de plus que le caissier. «En dix-huit ans de travail, mon salaire est passé de 12,50 DH à 60 DH. Mais, j’ai un avantage en nature, la chambrette pour me loger. C’est un arrangement que j’ai trouvé avec le propriétaire du four», dit Abdellah qui, faut-il le reconnaître, ne se plaint pas outre mesure. Il semble même trouver normale la modicité de son revenu vu les recettes du four. Les tarifs pratiqués sont très bas. La cuisson du pain est facturé 1,50 DH pour lgourssa (NDLR : petit pain rond). Pour le plateau de gâteaux, le client débourse entre 3 et 3,50 DH, 5 DH pour le poisson; de 10 à 20 DH pour la pastilla, en fonction de la taille. Le méchoui rapporte 100 à 150 DH. «Ce qui fait que les recettes sont faibles», confie Abdellah qui déplore, comme son ami caissier, l’inexistence d’une couverture médicale et de primes occasionnelles au Ramadan ou à Aïd El Adha. Pour l’heure, ils se contentent des quatre jours de repos qui leur sont accordés pour cette dernière fête. Leur unique période de congé annuel !
La nostalgie des fours d’antan
La modicité du revenu et la pénibilité du travail sont compensés par les relations et les liens cordiaux qui s’établissent, au fil des années passées, avec les familles du quartier.
«Je les connais presque toutes. Les hommes viennent discuter avec moi, les enfants viennent voir comment fonctionne le four et les femmes viennent pour ramener un repas ou une collation. Nous ne faisons pas que cuire leur pain, nous sommes aussi leurs amis et parfois leurs confidents», explique Abdellah qui poursuit : «Chaque vendredi, j’ai mon couscous et pendant Ramadan, on nous apporte le ftour». Parfois, en signe de reconnaissance, lui et le caissier n’hésitent pas à livrer la planche à pain à domicile s’il n’y a personne pour venir la récupérer ou bien en cas de retard et qu’ils veulent fermer le four.
Il se remémore que «durant les années 70-80, dans certains quartiers de Casablanca, notamment l’Oasis ou le Maarif, des jeunes passaient dans les maisons pour récupérer les planches à pain qu’ils apportaient au four et les livraient après cuisson. Et cela en contrepartie de 20 DH par mois». Mais, ce business a pris fin avec l’arrivée du four Afifi, raconte Abdellah, avec nostalgie. «L’activité des fours a chuté depuis, car de nombreuses familles ont acheté le four à gaz qui facilite la vie de la mère de famille qui peut faire son pain à l’heure qui lui convient et surtout évite l’affluence des veilles de fêtes. Mais elles seront aussi nombreuses à revenir durant ces trois dernières années, au four traditionnel, pour la cuisson des gâteaux qui est plus réussie qu’à la maison !», explique Abdellah qui note toutefois que ce n’est pas la seule raison car «actuellement les gens reviennent vers le four de quartier aussi parce que la cuisson au feu de bois est plus saine que la cuisson au gaz ou bien à l’électricité. Cela est recommandé par les médecins dans les différentes émissions de la radio et de la télévision».
Certains fours ont développé des activités d’appoint…
La concurrence du four à gaz a fortement pénalisé les fours traditionnels. A Sidi Bernoussi, on apprendra qu’une dizaine de fours ont fermé. Six seulement sont encore en activité, selon notre interlocuteur. Et parmi ceux-là, certains n’ont pas hésité, pour compenser l’essoufflement de leur activité, à installer des fours Afifi pour vendre du pain rond, des krachels (brioches) et des petits pains à des prix accessibles : 1 DH le pain et 0,50 DH la brioche et le petit pain.
Mais, certains fours, comme celui de Abdellah, n’ont pas voulu sauter le pas. Traditionnels ils sont et traditionnels ils resteront. Car, souligne Abdellah, «le ferrane a un rôle social. Il fait partie du quartier, il anime la vie de quartier puisque c’est un lieu de rencontre pour les femmes et les enfants qui viennent pour emmener et ramener les planches à pain. Parfois, certains d’entre eux restent sur place à attendre un plateau de poisson, de gâteaux ou le cake pour le goûter». Et Abdellah de préciser que «le cake ou haloua del gamila est bien meilleure et a un goût particulier si la cuisson est faite au four traditionnel». Il poursuit que «le farrane est un point de repère pour les personnes qui ne connaissent pas le quartier. Ce qui est très important lorsque l’on n’est pas du quartier et que l’on cherche une adresse…».
Autant de raisons, de l’avis de Abdellah, qui font que le four traditionnel a encore de beaux jours devant lui. Malgré les fermetures ou les reconversions, il ne disparaîtra pas. Cette activité que l’on peut qualifier d’ancestrale continue aujourd’hui à faire vivre des familles entières dans les médinas et les quartiers populaires. Toutefois, les conditions de travail devraient être améliorées, notamment le système de rémunération et la prévoyance sociale. «La couverture médicale s’impose car le travail dans le four est pénible et expose à plusieurs risques, notamment les maladies respiratoires, de la peau ou encore des risques d’accidents. Aujourd’hui nous n’avons rien de tout cela et nous travaillons “avec satr Allah” !», dit Abdellah qui a vaguement entendu parler de l’assurance maladie obligatoire. Il est à rappeler que lui et ses pairs sont des assurés potentiels de l’assurance maladie des indépendants qui doit couvrir, outre les professions libérales, les commerçants et les artisans dont les travailleurs des fours et autres coiffeurs font partie. Par pudeur, Abdellah, le terrah du four Bouazzaoui, ne veut pas «entrer dans les détails de sa vie privée. Ce n’est pas la peine, je fais et j’ai toujours fait ce travail. Le four, je m’y connais et il me connaît. Alors, c’est l’essentiel et je m’en contente. Hamdouallah».
