Société
La nouvelle stratégie à l’égard des personnes handicapées
Le projet de loi-cadre relatif à la promotion et à la protection des personnes en situation d’handicap a été adopté le 19 juin dernier en conseil de gouvernement. Par cette loi, le Maroc veut instaurer une politique nationale intégrée de droit et non plus d’assistance et de solidarité à l’égard de cette catégorie de population.

Les personnes handicapées peuvent souffler. Le 19 juin dernier, le conseil du gouvernement a approuvé le projet de loi-cadre (N° 97-13) relatif à la promotion et à la protection des personnes en situation d’handicap. Un véritable code qui veut rendre justice et dignité à cette catégorie de la population qui souffre de discriminations flagrantes dans tous les domaines.
D’abord ce rappel des chiffres: 1,53 million de personnes souffrent d’un handicap au Maroc, selon la première enquête nationale réalisée par le ministère de tutelle en 2006, avec l’assistance technique du consortium français Credes/Handicap international. Selon cette enquête, 16% vivent dans des zones insalubres ; 12% seulement sont affiliés à la CNSS, à une assurance ou à une mutuelle. Et seuls 11% des interrogés déclarent que leur assurance couvre la totalité de leurs frais. Selon la même enquête, pas plus de 32% des enfants handicapés sont scolarisés.
Vivre une infirmité au Maroc, qu’elle soit physique, mentale ou sensorielle, est l’une des pires choses qui peut arriver à une personne. «Et ça n’arrive pas qu’aux autres, n’importe qui pourrait devenir handicapé», déclare Adnan Jazouli, sociologue et professeur à la Faculté des sciences de l’éducation. Ce quinquagénaire est plein d’énergie, malgré son handicap.
Une poliomyélite mal soignée qui a entraîné une paralysie de ses membres inférieurs, le clouant à vie sur un fauteuil roulant. Il exprime de la façon la plus crue la situation d’un handicapé au Maroc: «Cela fait plus de vingt ans, dit-il, que je ne suis pas monté dans un bus ou dans un train, et il m’a fallu souvent faire la queue devant un guichet pour obtenir un document administratif. Il est temps qu’on comprenne qu’un handicapé n’est pas inférieur aux autres, qu’il est un citoyen respectable devant jouir de tous ses droits».
L’espoir semble être de mise avec la nouvelle loi. Qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ce projet de texte par rapport aux lois précédentes pour susciter tant d’enthousiasme ? Il veut d’abord s’inscrire, comme l’annonce le ministère de la solidarité, de la femme, de la famille et du développement social, dans une démarche de droit.
«Des lois et des règlements existent, lit-on dans la note de présentation du projet, mais ils ont toujours été marqués de généralités, c’est l’aspect médical et solidaire de cette catégorie qui y prédominait». Il faut dire que le contexte n’est pas le même, et ce projet de loi-cadre veut s’adapter aux dispositions nationales et internationales en la matière. Il y a d’abord la Convention des Nations unies sur les droits des handicapés adoptée en décembre 2006, signée et ratifiée par le Maroc en 2009. Laquelle convention incite les Etats à «promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque».
Le Maroc veut se conformer à la convention internationale sur
les handicapés qu’il a ratifiée en 2009
Avec la ratification de cette convention, le Maroc entre dans une nouvelle phase. Il n’est plus dans la configuration d’une politique solidaire et de protection de façade avec cette catégorie de la population, mais il se doit, pour la respecter, passer à l’adoption d’une politique nationale intégrée qui interpelle la citoyenneté pleine et entière de la personne handicapée et lui garantit l’exercice de ses droits. C’est en tout cas l’approche qui semble orienter théoriquement les rédacteurs de cette loi-cadre. Dès son article 1er, elle insiste sur l’insertion sociale des personnes handicapées pour «leur permettre de participer sans discrimination avec le reste de la population, et d’une façon normale, à toutes les activités de la vie courante». Toute personne dont l’handicap est avéré aura droit à une carte spéciale lui permettant de jouir de ses droits sociaux, les conditions de son obtention et sa durée seront déterminées par voie réglementaire.
Sur le plan de la protection sociale, plusieurs mesures sont prévues. La première est que ces personnes bénéficieront, de droit et d’une manière permanente, de toutes les indemnités et les avantages des caisses de compensation et de couverture sociale. Leurs parents ou leurs tuteurs peuvent faire prévaloir ce droit, d’une manière pérenne, quel que soit l’âge de la personne en situation de handicap dont ils ont la charge.
Deuxième mesure: priorité est donnée aux personnes en situation de handicap d’avoir droit à un logement social à des conditions préférentielles. En matière d’accès au travail et de réhabilitation professionnelle, interdiction faite aux employeurs d’exclure ces personnes du droit du travail, sous prétexte qu’elles souffrent d’un handicap. Un quota de postes est prévu en leur faveur dans le secteur public. Même chose au niveau du secteur privé : une convention entre l’Etat et les représentants de ce dernier devra fixer le nombre de postes et les avantages dont ces personnes pourraient bénéficier au sein de chaque entreprise.
Le troisième volet de cette loi-cadre est relatif à la scolarisation et à l’éducation. Toutes les facilités devront être accordées pour que ces personnes suivent normalement leur scolarité. «L’Etat, dans un cadre contractuel, prendra toutes les mesures pour encourager à créer des établissements spécialisés en matière d’éducation des personnes handicapées», stipule l’article 12 de ce projet.
Ces personnes, indique encore le projet, jouiront, comme toutes les autres, de l’exercice de toutes les libertés publiques et de leurs droits politiques et civiques, les pouvoirs publics concernés devraient prendre conséquemment les mesures nécessaires pour assurer cet exercice.
Enfin, tout un volet est consacré aux avantages devant être accordés à ces personnes pour l’accès aux services et guichets des administrations publiques. Elles ont la priorité d’accès avant tous les autres à ces services. C’est la moindre des choses. Quant aux accessibilités, point cardinal pour assurer l’autonomie des personnes en situation de handicap, l’article 22 du projet stipule que «les pouvoirs publics prendront toutes les mesures pour que les bâtiments et autres édifices architecturaux, les moyens de transport et de communication, possèdent des accessibilités adaptées aux personnes handicapées».
En théorie, ce projet ambitionne de se conformer aux dispositions de la convention internationale sur le sujet ratifiée par le Maroc: l’autonomie individuelle, la non-discrimination, la participation et l’intégration pleines et effectives à la société, le respect de la différence et l’acceptation des personnes handicapées comme faisant partie de la diversité humaine et de l’humanité, l’égalité des chances. Toutes ces dispositions figuraient d’ailleurs dans l’avant-projet préparé en 2008. Ce dernier était même en avance par rapport à l’actuel projet sur un point: il prévoyait la création d’une caisse nationale pour la promotion des personnes handicapées, qui participera à l’exécution des programmes gouvernementaux concernant leur réinsertion sociale.
Nulle trace de cette caisse dans le nouveau projet. Or, cette caisse est jugée indispensable, pour une raison fondamentale : la grande majorité des personnes en situation de handicap ne travaillent pas, et vivent dans la précarité, sans couverture sociale et médicale. Un montage financier aurait même été proposé pour cette caisse. «L’avant-projet de 2008 avait été retiré du circuit d’adoption à cause de l’opposition du ministère des finances à cette caisse», se rappelle M. Jazouli.
Qu’à cela ne tienne. Tellement de textes juridiques ont été adoptés depuis une trentaine d’années en faveur de cette catégorie de personnes mais jamais appliqués, ou très mal appliqués. Un exemple parmi tant d’autres, celui justement des accessibilités adopté en 2002 par le Parlement, entré en vigueur en mai 2003 (voir encadré). Il est jugé l’un des meilleurs. Son article 1er énonce : «Les constructions, voies, espaces extérieurs ainsi que les divers moyens de transport sont considérés comme facilement accessibles lorsque la personne handicapée peut y entrer, en sortir, s’y mouvoir, utiliser leurs différents services et bénéficier de toutes les fonctions pour lesquelles ils ont été créés, dans les conditions normales d’utilisation et sans contradiction avec la nature du handicap. Les moyens de communication sont considérés comme facilement accessibles lorsqu’ils permettent à la personne handicapée sensorielle de bénéficier des services de l’information, de la communication et de la documentation». Les autres dispositions de cette loi obligent les entreprises publiques ou privées, les promoteurs et les architectes à se conformer à cette loi. Les décrets d’application de cette loi sont sortis après son entrée en vigueur en 2003, mais pour quel résultat, quatorze ans après ? Mis à part les tramways de Rabat et de Casablanca, accessibles aux personnes souffrant d’un handicap moteur, aucun autre moyen de transport public n’est accessible pour elles, sans l’aide d’une tierce personne. Idem pour les accessibilités en matière d’urbanisme, de communication et de signalisation (voir encadré). Plus que tout cela, c’est le regard de l’autre qui doit changer.
