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Société

Imane Kendili, Psychiatre addictologue : « A Casablanca, le quartier Lissasfa est appelé la Petite Colombie… »

Entretien avec Dr Imane Kendili, Psychiatre addictologue et vice-présidente du Centre africain de recherche en santé.

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DR Imane Kendili Psychiatre

La Vie éco : Les addictions constituent une problématique sociale, quel est l’état des lieux aujourd’hui ?
Il y a eu une première enquête nationale réalisée en 2009 qui a permis d’avoir quelques indicateurs intéressants, notamment un taux de prévalence de l’usage de substances psychoactives de 4,8. Pour l’abus d’alcool le taux est de 2% et de 1,4% pour la dépendance alcoolique. Pour l’abus de substances le taux se situe à 3,3% et le taux de dépendance est de 2,8%. Maintenant, il est difficile de procéder à une répartition par sexe des usagers en tout cas pour la population adulte. En revanche, chez les adolescents, on peut dire qu’il y pas une différence entre les filles et les garçons. Par exemple, pour les colles synthétiques, on peut dire qu’il y a une consommation importante aussi bien chez les filles que chez les garçons.
Par ailleurs, on notera, suite à une étude de l’Observatoire national des drogues et des addictions, qu’il y a de plus en plus de consommation d’héroïne et de cocaïne injectable. Pour cette dernière, on notera que s’il y a dix ou vingt ans elle était l’apanage de consommateurs nantis, on remarquera aujourd’hui qu’elle est consommée à tous les niveaux sociaux. La cocaïne est devenue plus accessible, surtout pour les filles, puisque le dealer est très souvent un homme. Aussi, son prix varie de 400 dirhams, mais elle est mélangée avec des somnifères, à 1000 dirhams le gramme. Sa consommation est très importante dans le Nord du Maroc, notamment à Tanger et Tétouan où l’on trouve des toxicomanes âgés de 60 à 70 ans. Alors que dans les autres villes du pays, l’âge moyen du toxicomane se situe entre 40 et 45 ans.

Et parmi les plus jeunes ?
Pour les jeunes, la situation est catastrophique. A Casablanca, par exemple, on appelle le quartier Lissasfa «La Petite Colombie» en raison de la concentration des dealers et de la diversité des drogues qui y sont vendues. On trouvera alors du cannabis, de la cocaïne, des psychotropes, Lbola hamra, l’extasie, LSD et la kétamine (NDLR: psychotrope utilisé comme anesthésique en médecine humaine et vétérinaire).
L’âge moyen des consommateurs est de 14-16 ans, mais souvent les jeunes commencent par le tabac et le cannabis et passent très vite aux autres drogues.

Que peut-on dire de la prise en charge des addictions ?
Il y a une demande importante en matière de prise en charge. Le pays compte aujourd’hui 16 centres de prise en charge.
Mais il y a des limites dans la mesure où l’addiction n’est toujours pas considérée comme une maladie alors que l’OMS la reconnaît en tant que telle. Cette non-reconnaissance fait qu’au Maroc aujourd’hui les organismes d’assurance ne remboursent pas les frais de soins engagés par les familles.

Quel est le coût d’une prise en charge ?
Dans le public, la prise en charge atteint 2 350 DH dont 1 850 DH à la charge de l’Etat et 500 DH sont supportés par les familles. Dans le privé, le coût se situe entre 2 500 et 3000 DH. Dans certains cas les frais sont remboursés parce que très souvent les addictions sont accompagnées de maladies mentales et de dépression. Par exemple, le cannabis, qui est très consommé au Maroc, peut entraîner des maladies mentales, la schizophrénie ou encore des troubles bipolaires. Et ceci en raison de sa modification génétique qui a conduit à la hausse du taux de THC et donc de sa toxicité.

Aujourd’hui, on constate que la prise est essentiellement assurée par la société civile. Ne faut-il pas instituer une politique nationale de lutte contre les drogues ?
Pour la lutte, on peut dire qu’il est trop tard. Il faut aujourd’hui coordonner les initiatives des associations et les fédérer. Il faut procéder à la formation des compétences impliquées dans la prise en charge et commencer par les enseignants, professeurs et maîtres d’écoles qui peuvent dépister les enfants phobiques et ceux qui présentent des angoisses afin de les suivre et éviter qu’ils ne s’adonnent à la drogue et abandonnent l’école.
Nous avons mis en place un programme de prise en charge pour les adultes en sevrage dans des appartements thérapeutiques où ils sont suivis par des infirmiers et psychiatres addictologues. Ceci en vue de leur réhabilitation. Pour les jeunes, ce travail se fait via la réinsertion dans la famille car cela donne de meilleurs résultats.