Société
Ecrivains publics, ces conseils juridiques pour les démunis
Plaintes, correspondances,
rédaction d’actes juridiques…, ils sont sollicités par
des milliers de citoyens.
Loin d’être de simples rédacteurs, leur apprentisssage sur
le tas leur permet de faire également du conseil.
Outil informatique, assistants diplômés, traduction… le métier évolue.
La profession (une quarantaine d’écrivains à Casa) n’est
pas réglementée.
Rue du Prince Moulay Abdellah et rue Ferhat Hachad, Casablanca, une rangée d’échoppes. Une inscription sur le mur renseigne sur leur activité : écrivains publics. Le choix du lieu n’est pas fortuit. En face se trouvent à la fois le plus grand tribunal de Casablanca et un grand consulat européen, celui de la France. Un lieu idéal pour profiter du grand nombre de clients potentiels qui cherchent une aide, qui pour rédiger d’urgence un document, qui pour une traduction. Une dizaine d’échoppes qui sont là depuis plus de quarante ans, et dont le nombre n’a pas beaucoup varié au fil des ans.
Si Mohamed, la cinquantaine, occupe l’une d’elles. Assis derrière son bureau, il reçoit les clients, les écoute d’une oreille très attentive, jette un coup d’œil sur les bouts de papier que certains lui tendent et essaie de donner satisfaction à chacun d’eux. Le métier d’écrivain public, il l’a hérité de son père, et lui-même le transmettra certainement à l’un de ses enfants. Une boutique dans un coin aussi stratégique est en effet un fonds de commerce juteux. Compétences exigées : savoir écouter les gens et transcrire noir sur blanc, en langage cohérent, administratif et/ou juridique, ce qu’ils disent.
Leur savoir juridique, un capital qui a son prix
Un client tout droit venu du tribunal entre dans la boutique, présente une feuille de papier à Si Mohamed qui le parcourt rapidement, puis le tend à son tour à son assistante. Meriem, la trentaine, visage voilé. Elle est licenciée en droit privé (section arabophone) et a décroché son diplôme en 1994. Après plusieurs années de chômage et d’oisiveté, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle se résout à devenir, elle aussi, écrivain public. Devant son PC, elle se met aussitôt à pianoter sur son clavier. Aux oubliettes l’antique machine à écrire avec son cliquetis caractéristique ? C’est le cas pour Si Mohamed, qui, en plus de l’outil informatique, s’est assuré l’aide d’une assistante munie d’un diplôme universitaire. «Il faut être dans l’air du temps si l’on veut gagner sa vie dans ce métier, si on veut être rapide et efficace : ordinateurs et imprimantes deviennent des éléments incontournables de notre décor. Cela dit, pourquoi n’engagerait-on pas aussi des diplômés chômeurs puisqu’ils courent les rues et passent le plus clair de leur temps à se tourner les pouces ?», se demande-t-il, malicieusement. Mais, pour les plus infortunés des écrivains publics, la machine à écrire est loin d’être une relique.
Mais quel genre de documents rédigent ces écrivains publics ? Un peu de tout, en fait : déclarations de perte de documents, procurations, demandes d’emploi, correspondances personnelles… Souvent, des plaintes adressées aux juges des tribunaux : coups et blessure, adultère, dol, violence conjugale, tapage nocturne… La plupart du temps se sont les magistrats eux-mêmes (procureurs, juges) qui n’ont pas le temps d’écouter tout le monde, qui les envoient faire rédiger leurs plaintes. Ce système fait des écrivains publics bien plus que de simples détenteurs d’un outil de transcription. Il arrive à ces derniers de rédiger aussi des actes juridiques : contrat de bail, contrat de vente, donation… Il leur arrive aussi de conseiller, d’orienter ou même de porter des jugements sur telle ou telle affaire, tel ou tel magistrat, ou encore sur une procédure.
Meriem achève la rédaction de son texte, l’imprime et le donne au client. Il s’agit d’une déclaration de décès que le concerné n’a pas faite dans les délais légaux : un mois maximum. Il a dû, pour l’obtenir, comme le stipule la loi (même chose pour une omission de déclaration de naissance), passer par un jugement du tribunal. L’explication, assortie de termes juridiques, est de Si Mohamed, ce qui en dit long sur sa connaissance du droit marocain, acquise sur le tas. Pourquoi ce quidam n’a-t-il pas déclaré le décès à temps ? «Le décès a eu lieu au mois de septembre. Le jour où je suis allé demander l’autorisation d’enterrement, le préposé à la commune m’a induit en erreur en m’affirmant que je pouvais venir la faire plus tard», répond-il tout en fixant du regard Meriem, absorbée devant son ordinateur à rédiger le document d’un autre client. Il sort de sa poche 25 DH : c’est le prix du service.
Mais tous les documents ne coûtent pas le même prix : l’écrivain public a une grille tarifaire allant de 25 à 150 DH, voire 200. Tout dépend de la longueur, donc de la quantité de papier et d’encre consommée. Mais également du temps que nécessite la rédaction d’un écrit, et, surtout, de l’effort intellectuel investi dedans. «Il nous arrive d’écrire des textes compliqués, longs, et qui demandent un savoir juridique. Et ce savoir est un capital qui a aussi son prix», lance Si Mohamed.
Ancien gendarme, il s’est reconverti en écrivain public
Combien y a-t-il d’écrivains publics à Casablanca ? Difficile à dire. Certes, l’exercice du métier est subordonné à l’obtention d’une autorisation délivrée par la commune, mais n’importe qui peut endosser l’habit pour peu qu’il soit débrouillard. Il suffit de savoir lire et écrire, se procurer une machine, une table sur laquelle la poser et du papier. Et l’on trouve ces écrivains de fortune là où il y a un tribunal, un consulat, une administration publique. Dans les quartiers populaires comme Sidi Othmane, Sidi Moumen, Hay Moulay R’chid, Koréa… Mais aussi dans les souks hebdomadaires, au niveau des zones rurales. «Mais il ne faut pas se fier à ces scribouillards qui infestent les quartiers populaires, l’écriture publique est un métier à part qui demande de l’expérience et des connaissances en droit civil et de la famille, que beaucoup n’ont pas. Le nombre des vrais écrivains publics ne dépasse pas la quarantaine dans tout Casablanca», renchérit notre interlocuteur. Il faut dire que le bagage juridique de Si Mohamed est assez conséquent.
Ces connaissances juridiques, Abderrahim, un autre écrivain public dont la boutique jouxte celle de Si Mohamed, les a acquises dans la gendarmerie. C’est en 1999 – il avait alors 45 ans – qu’il troque sa casquette de gendarme contre celle d’écrivain public. De prime abord cette reconversion paraît étrange, mais elle ne l’est pas tant que ça. Qu’est-ce qui l’a attiré vers ce métier ? «A la gendarmerie, nous faisions office de police judiciaire et avions l’habitude de dresser des PV. Au début j’étais sceptique, sept ans après je me sens parfaitement dans mon élément», reconnaît l’ex-gendarme. Comme il n’avait pas les moyens d’ouvrir une boutique pour exercer ce métier à son compte, il s’est installé dans celle d’un ami, traducteur assermenté de son état. Ils se partagent les recettes à raison d’un tiers pour lui et deux tiers pour le patron. Mais les temps sont difficiles, se plaint-il avec amertume : «Les gens se débrouillent de plus en plus pour rédiger eux-mêmes leurs papiers. Au lieu de payer 30 ou 40 DH, ils préfèrent aller dans un de ces cybercafés qui pullulent dans tous les coins de la ville pour le faire eux-mêmes moyennant la somme de 8 DH. Ma meilleure recette est de 200 DH par jour, et je la fais uniquement pendant l’été. Les autres jours, elle ne dépasse pas les 100DH».
La saison estivale, en raison de la vague des MRE qui rentrent au bercail passer les vacances est en effet propice à l’activité. Ces derniers viennent demander la rédaction d’actes de cession de biens, de contrats de bail ou de vente. Pour régulariser leur situation à l’étranger, nombreux sont ceux qui s’adressent à eux pour la traduction d’extraits d’actes de naissance, de contrats de mariage, de diplômes… Ecrivain public et traducteur travaillent donc de pair, chacun a besoin de l’autre, leur collaboration rapportant toujours plus de bénéfices.
Ahmed Sahraoui, traducteur assermenté, en sait quelque chose. Après 28 ans d’enseignement comme professeur de français, il part en retraite anticipée. Il passe le concours de traducteur assermenté et se consacre entièrement au métier. N’ayant pas la somme requise pour ouvrir un bureau, il n’a pas trouvé mieux que de s’installer chez un écrivain public. Celui-ci écrit, lui traduit, et ils font moitié-moitié pour la recette.
Une profession non réglementée
Chose étonnante, bien que le métier soit très ancien, bien que ces écrivains jouent un rôle éminemment social dans un pays où la moitié de la population est analphabète, la profession ne bénéficie d’aucune réglementation (les écrivains publics ne sont même pas, de par la loi, considérés comme des auxiliaires de justice, comme c’est le cas pour un huissier de justice, par exemple). Les écrivains publics ne disposent pas non plus d’une association pour faire part de leurs doléances, ni même d’un amin ou mohtassib, comme dans d’autres métiers traditionnels nécessaires à la société et qui ont du mal à se structurer.
A l’instar de l’avocat, du notaire ou de l’adoul, l’écrivain public est appelé, en plus des réclamations et des plaintes, à rédiger des actes juridiques. Mais là s’arrête la comparaison : l’écrivain public se contente de rédiger ces actes et ne peut aucunement les authentifier, ce qui oblige les parties contractantes à le faire auprès des autorités compétentes, alors que des milliers de citoyens recourent aux services d’un écrivain public, vu la proximité, la simplicité et la modicité du prix.
Une seule nouveauté par rapport au passé : l’écrivain public a tendance à bouder la machine à écrire au profit de l’outil informatique (tout comme les adouls, d’ailleurs). Certains d’entre eux, les plus avisés et les plus fortunés, s’entourent par ailleurs d’assistants : traducteurs assermentés et diplômés en sciences juridiques. Auront-ils eux aussi le droit, un jour, d’établir des actes authentifiés pour l’acquisition de biens immobiliers ? Au simple énoncé de cette question, les professionnels de la chose juridique (notaires, adouls…) sont proprement scandalisés. Réglementer la profession d’écrivain public, oui, mais uniquement en tant que producteur d’écrits, ou même d’actes juridiques, mais sans jamais s’immiscer dans le domaine de l’immobilier.
Si Mohamed, l’écrivain public de la rue Prince Moulay Abdallah, ne se fait pas d’illusions : «Notre métier est désorganisé, non réglementé, et il n’a nullement l’ambition d’empiéter sur d’autres spécialités, mais il faut veiller sur ceux qui l’exercent, car leur rôle social est d’une extrême importance dans la mesure où il facilite la relation du citoyen avec la justice». Un traducteur nous souffle que des avocats fraîchement installés, perdus dans le dédale des formulations juridiques, n’hésitent pas à venir leur demander conseil.