Société
Choix ou nécessité, elles ont décidé d’habiter seules
De plus en plus de femmes célibataires
et financièrement indépendantes font le choix d’habiter seules.
Selon le recensement de 2004, 3,5 millions de femmes de 15 ans et plus et 530
000 femmes de 25 à 29 ans étaient célibataires. Un facteur
qui a sans doute encouragé ce choix.
Malgré l’évolution des mœurs, le regard porté sur
ces femmes reste négatif.
Nous sommes chez Souad S., 30 ans, cadre dans une entreprise de production. Elle habite seule depuis quatre ans. Son appartement, dans le quartier du Mâarif, à Casablanca, dénote un goût raffiné. Canapé et fauteuils en cuir, chaîne Hi-fi. Au mur, des rayonnages remplis de livres. Le sol est jonché de petits tapis berbères style Tazenakht. Au milieu du salon, sur la large table vitrée, un vase en cristal où s’épanouissent des oiseaux de paradis. Cette jeune femme célibataire aime l’ordre et tout indique qu’elle est heureuse d’avoir un chez soi, qu’elle meuble à son goût. Pourquoi et comment lui est venue l’idée d’habiter seule dans une société machiste qui regarde avec suspicion les femmes célibataires qui ont fait ce choix ? Qu’en ont pensé sa famille, ses parents? A-t-elle eu peur du qu’en-dira-t-on ? «Habiter seule, répond-elle, était pour moi plutôt un choix bien réfléchi et je l’ai assumé en toute conscience et liberté. C’était pour moi un défi, mais j’ai vécu la transition moins douloureusement que d’autres filles que je connais. Il n’y a pas eu de clash avec mes parents à ce propos, dans la mesure où, sept ans avant de louer seule, j’ai habité chez ma sœur mariée, donc en dehors du domicile parental. C’était l’année du Bac, et j’avais dix-neuf ans.»
Après avoir terminé ses études, Souad a intégré le monde du travail et est donc devenue financièrement indépendante. Par la suite lui est venue une envie d’indépendance tout court. Les deux vont ensemble. «Je voulais ma liberté, mener ma barque comme je l’entendais, et non pas comme le décidaient les autres. Cela commençait à m’énerver de rentrer le soir pour regarder la télé comme le reste de la famille. J’avais tant envie d’avoir un chez moi, d’organiser mon temps en fonction de mes propres désirs. Cette liberté n’est pas synonyme d’anarchie ou de débauche.» Anarchie et débauche, c’est-à-dire faire la java, rentrer tard le soir, faire du tapage nocturne, ou transformer l’appartement en lieu de prostitution.
Cela n’a pas été simple, au départ, reconnaît-elle, d’habiter seule. Il fallait sans cesse se justifier auprès du concierge, des voisins, des parents habitant la même ville. «J’ai fini par m’imposer et ne plus prêter attention à ce que qu’on racontait sur moi. Je refuse de sacrifier mon individualité et de me noyer dans le groupe. C’est peut-être difficile dans un quartier populaire, mais là où je suis, c’est faisable».
Souad a changé quatre fois le logement, sans jamais passer par un agent immobilier. Une seule fois elle a essuyé le refus du propriétaire lorsqu’il a su qu’elle était célibataire. «J’ai ressenti ce refus comme une insulte, mais, franchement, c’est la seule fois où l’on a refusé de me louer un appartement sous prétexte que j’étais célibataire.»
Les agences immobilières refusent de louer aux célibataires, garçons ou filles
Un tour auprès des agents immobiliers à Casablanca renseigne sur la mentalité qui prévaut encore dans la société marocaine : on refuse catégoriquement de louer aux célibataires, hommes ou femmes, à cause des voisins qui apposent leur veto tel une épée de Damoclès. Surtout dans les quartiers populaires. A la limite, nous indique l’un d’eux, dans les immeubles anciennement construits, «c’est encore faisable, mais dans les nouveaux immeubles en copropriété, le syndic est ferme, pas de location pour les célibataires.» Et pour la vente ? «C’est autre chose : aucune loi n’interdit de vendre un appartement à un célibataire, homme ou femme», répond cet agent immobilier. Aucune loi n’interdit non plus à une femme célibataire de louer un appartement pour y habiter seule, mais nombre de femmes qui ont des revenus conséquents préfèrent acheter. Elles ont alors à gérer la cohabitation avec les voisins irréductibles sur le plan des mœurs, à composer avec le concierge auquel il faut régulièrement graisser la patte pour acheter son silence : «J’ai des voisins tolérants, raconte Souad, d’autres moins, il faut que je sois de toute façon discrète quand j’invite chez moi des amis, garçons ou filles.»
C’est une réalité : une femme qui habite seule est souvent regardée avec malveillance, subit souvent les avanies d’un voisinage rétrograde, explique Abdellatif Felk, sociologue et écrivain. «Une femme qui vit seule, sans frère, sans mari ou sans tuteur est toujours mal vue. Sa situation prête souvent à jugements négatifs. Mais, en même temps, dans les grandes villes notamment, on constate une volonté d’autonomisation des femmes de plus en plus grande, et force est de reconnaître que la société devient plus tolérante à leur égard. Le phénomène se banalise relativement.» Tolérante, la société ? Moins par magnanimité que par intérêt, car, bien souvent, ces femmes sont pourvoyeuses de revenus pour leurs familles.
«Une fille qui vit seule est dans l’antichambre de la prostitution…»
Si Souad a décidé d’habiter seule par choix, Nadia C., elle, l’a fait «par obligation». Elle a perdu son père quand elle avait vingt ans et elle en avait assez de subir le dictat de sa mère, une femme acariâtre qui traitait ses filles comme des esclaves, avec mépris et violence. Alors que ses frères étaient chouchoutés. Elle a patienté, raconte-t-elle, plusieurs années, espérant que sa mère change de comportement. Peine perdue : les relations entre la mère et la fille, au fil des ans, ne faisaient qu’empirer. Un jour, à 32 ans, elle claque la porte et va tenter sa chance ailleurs. «C’est mon frère, très compréhensif, qui m’a prêté son appartement, avant que j’en loue un. C’était un choix très pénible et très mal vu par la famille que de quitter la maison où je suis née et où j’avais toujours vécu. On ne me voyait quitter la maison que sous la protection d’un mari. Or ce mari, du moins celui que je voulais, ne venait pas, et je ne pouvais plus supporter le martyre que je subissais. Entre le souci du regard des autres et la liberté, j’ai choisi la deuxième.» Nadia est maintenant mariée et a deux enfants, mais elle garde de cette période de sa vie un souvenir amer.
Comme Souad et Nadia, de plus en plus de femmes marocaines célibataires, par choix ou par nécessité, habitent seules. Combien sont-elles à franchir le pas ? Difficile d’avancer un chiffre en l’absence d’une enquête sur le phénomène. Pas d’étude sur le sujet, confirme Felk. Elles ne sont sans doute pas très nombreuses malgré une évolution. Or, selon lui, le nombre de femmes habitant seules est un indicateur extrêmement important de l’évolution des mentalités et de la société. «Un indicateur de modernisation, d’autonomisation et d’ouverture de la société, et qui joue un rôle très important et positif dans tous les domaines.»
Les statistiques sur le célibat au Maroc, rendues publiques par le Haut commissariat au plan (HCP) en mars 2006, peuvent toutefois nous donner une idée du phénomène : il y avait au Maroc, en 2004, 8 millions de célibataires (15 ans et plus), dont 3,5 millions de femmes. Mais ces statistiques parlent d’une explosion particulière du nombre de femmes célibataires, ces trente dernières années. Si l’âge moyen du mariage atteignait en 2004 (l’année du dernier recensement) 31 ans pour les garçons, il était de 27 ans pour les filles. Pour les jeunes âgés de 15 à 34 ans, révèle le HCP, le taux du célibat a été multiplié par 2,6 par rapport aux années 1970. Plus révélateur est le chiffre du célibat pour les femmes de cette tranche d’âge : il a été multiplié par 4,6 en trente ans. S’il y a, par ailleurs, environ 1 350 000 jeunes célibataires âgés de 25 à 29 ans, selon les résultats du dernier recensement, 40,7% parmi eux sont des filles, soit près de 530 000 Marocaines.
Les témoignages que nous avons cités appartiennent à une certaine catégorie sociale : des femmes célibataires qui gagnent relativement bien leur vie et qui évoluent dans un milieu relativement «moderne». Mais il n’y a pas que celles-là. L’exode rural impose sa loi : des familles entières émigrent de la campagne vers la ville, à la recherche de travail. Dans cette catégorie, précise Abdellatif Felk, il y a un taux de déstructuration familiale assez important, avec son lot de divorces, de maris en prison, et de décès… On a donc affaire à des familles monoparentales où la mère prend son courage à deux mains et va louer une chambre avec une ou deux autres femmes en partageant avec elles le prix du loyer. Des dizaines de milliers d’ouvrières le font à Casablanca, par nécessité. «Toutes les mères célibataires qui viennent chez nous quittent les locaux de Solidarité féminine où elles travaillent pour regagner, le soir, leurs chambres louées dans des quartiers populaires», nous renseigne Hafida Elbaz, coordinatrice de l’association dirigée par Aïcha Ech Chenna.
Mais, quelle que soit leur catégorie sociale, et comme l’a écrit la psychiatre et écrivain Ghita El Khayat (dans Le monde arabe au féminin, sorti en 1985) : pour les Marocains, «une fille qui vit seule est dans l’antichambre de la prostitution»