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Société

«Moi Toufik, ex-prostitué»

Un adolescent de Marrakech, ancien prostitué, raconte.
Certaines familles sont au courant pour leurs enfants, mais n’osent en
parler par peur du scandale.
D’autres tirent leurs revenus de ce commerce de la chair.

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«Dans mon quartier la plupart des jeunes se prostituent, raconte Toufik (*), dix-huit ans, un jeune du Mellah, l’ancien quartier juif de Marrakech. J’en connais un qui va régulièrement avec des étrangers passer des week-ends à Agadir».

Le premier client de Toufik s’appelait Hervé, un promoteur immobilier français, marié, résidant au Maroc. Encouragé par son voisin Mustapha, un jeune d’une vingtaine d’années, il accepte de le suivre chez le Français. À ce moment-là, il ne sait pas que Mustapha est un rabatteur connu par d’autres pédophiles européens. Hervé l’invite tout d’abord à regarder un film pornographique hétérosexuel sur son ordinateur. Profitant de la naïveté de l’adolescent, il procède à des attouchements. «Je suis revenu ensuite plusieurs fois. En partant, Mustapha me donnait entre 100 et 200 dirhams, explique Toufik. Un jour, Hervé m’a encouragé à passer à l’acte».

Toufik en fait vite son gagne-pain. Il va voir Hervé, seul ou accompagné d’autres adolescents du Mellah, comme son voisin Ali, seize ans. Ce dernier a commencé à se prostituer à l’âge de onze ans. Ensemble, ils vont voir d’autres Européens, disparaissent de chez eux plusieurs jours, partent en week-end à Agadir. «Certains mois, je gagnais jusqu’à 3 500 dirhams», précise Toufik.

Sa mère le bat lorsqu’elle trouve de l’argent dans ses poches
Hervé, tout comme les autres, le traite comme son fils, lui fait des cadeaux. Tout à coup, Toufik découvre une autre vie, celle des touristes aisés qui louent des riads de luxe à la semaine. De retour au Mellah, un des quartiers les plus pauvres de la ville ocre, il peut frimer avec les nouvelles fringues qu’il a achetées. Sa mère le questionne, parfois elle le bat lorsqu’elle trouve de l’argent dans ses poches. Mais il y a bien longtemps qu’elle a perdu le contrôle sur son fils qui ne va plus à l’école depuis l`âge de onze ans.

«Depuis qu’il était tout petit, Toufik s’amusait à suivre les touristes dans la Médina et à leur demander de l’argent. De toute façon, les jeunes n’ont rien d’autre à faire dans le quartier», explique résignée, Rachida, la mère de Toufik.

Dans sa petite demeure sans fenêtre, il faut passer sous les cordes à linge chargées à craquer pour entrer dans le salon. Elle y vit avec ses deux fils, sa fille, et le beau-père de Toufik, qui est tuberculeux. Au Mellah, elle est une des rares mères à avoir refusé de prendre l’argent de son fils. Orpheline à l’âge de onze ans, elle qui a dû se prostituer quand elle était jeune, refuse que cela arrive à ses enfants. «La plupart des enfants qui se prostituent posent l’argent sur la table lorsqu’ils rentrent chez eux, s’indigne Rachida. Les autres parents ne posent pas de questions à leurs enfants. Si on leur dit que leurs enfants se prostituent, ils le nient».

Pour le wali de Marrakech
la lutte contre le tourisme sexuel est une priorité
Toufik a arrêté de se prostituer au printemps 2005, lorsque Hervé L.G. a été pris en flagrant délit, en train de visionner des films porno avec un mineur de quatorze ans. La police a trouvé sur son ordinateur 117 000 documents pornogrraphiques mettant en scène des adolescents. Par la suite, 48 enfants marocains seront reconnus sur les images.

Au départ, Imad, un jeune Marrakchi de vingt-deux ans, convainc Toufik et d’autres jeunes de dénoncer Mustapha, le rabatteur. Quelques semaines plus tard, Imad est retrouvé pendu dans un réduit de la médina. La police conclut au suicide, mais le père d’Imad est convaincu qu’il s’agit d’un meurtre. «Il est impossible qu’il se soit suicidé, explique son père Abdou, un professeur d’une cinquantaine d’années. Le soupirail par lequel il aurait dû entrer est trop étroit. Par ailleurs, l’autopsie révèle la trace de deux sillons sur son cou, à croire qu’on l’a étranglé».

Devant la justice, Toufik et Ali sont les seuls adolescents à témoigner contre Mustapha et Hervé. Rachida est également la seule à refuser l’argent lorsque la femme de Mustapha tente d’acheter son silence comme celui de nombreuses autres mères. Un acte de courage qui lui vaudra, à elle et à son fils, d’être marqués du sceau de la hchouma. «Je ne sors plus de chez moi, raconte-t-elle. Les autres familles se moquent de nous et nous insultent. Ma fille n’ose plus aller à l’école. Elle a été harcelée dans le Mellah».

«Les autres familles ne veulent pas entendre parler de cette histoire, explique Aniko Boelher, anthropologue française, coordinatrice de l’association «Touche pas à mon enfant», qui s’est portée partie civile dans l’affaire. Toutes les autres mères nient que leurs fils sont sur les photos», ajoute-t-elle.

Condamné à quatre ans de prison ferme, Hervé L.G. a vu sa peine réduite en appel à deux ans, puis à un an, à la faveur d’une grâce. Il sortira au cours de ce mois d’avril. L’association a envoyé une requête auprès de la justice française pour qu’Hervé L.G. soit condamné selon la loi française lorsqu’il sera extradé en France.

A Marrakech, la succession des scandales liés au tourisme sexuel (voir encadré) a alerté les autorités jusqu’au plus haut niveau de la hiérarchie. Aujourd’hui, Mounir Chraïbi, wali de Marrakech, a fait de la lutte contre le tourisme sexuel sa priorité, prônant la tolérance zéro.

«Le fait que les autorités aient pris le problème à bras le corps prouve que les choses changent. Les gens ne pourront pas dire que ça n’existe pas, insiste Aniko Boehler. Mais pour empêcher les pédophiles connus en Europe de récidiver au Maroc et démanteler les réseaux pédophiles actifs, il faudrait davantage de coopération entre les services de police marocains et européens, et notamment avec Interpol».

Pour certains, cela a commencé comme un jeu dans les ruelles de la médina : suivre les touristes et demander de l’argent. De fil en aiguille, le jeu a mal tourné.

Les affaires de tourisme sexuel se succèdent…

Les scandales de tourisme sexuel à Marrakech éclatent les uns après les autres. Le jeudi 16 mars, un Hollandais de 40 ans, Michel Jan E., a été condamné à 4 ans de prison. Selon les procès-verbaux, il avait été appréhendé avec un jeune de 17 ans et un autre de 19 ans dans un appartement dans la médina de Marrakech. Les deux jeunes ont affirmé par la suite qu’ils entretenaient des rapports sexuels payés entre 100 et 200 dirhams depuis plus de deux ans. Ce serait le plus âgé des deux qui aurait rencontré le Hollandais dans le magasin de sacs en cuir que tient son père dans la médina.

Deux autres touristes hollandais ont été condamnés, vendredi 10 mars, à 6 mois de prison chacun. Ils ont été pris en flagrant délit d’incitation à la prostitution avec deux jeunes de 19 et 25 ans.
Vendredi 3 mars, 13 jeunes marocains ont écopé de 6 mois à 5 ans de prison pour avoir participé à la réalisation de cinq films pornographiques homosexuels, payés entre 500 et 700 dirhams par film, par un Français. Le réalisateur, un Franco-marocain, a été condamné à six ans de prison ferme. Le producteur français est actuellement en fuite.

Rappelons qu’en janvier 2006, suite à la diffusion d’un documentaire sur la pédophilie au Maroc par la chaîné espagnole A3, 17 personnes ont été arrêtées, dont un jeune rabatteur marocain qui a accepté de prostituer son frère de 10 ans pour quelques centaines de dirhams.