Société
«Les archives du CNDH qui pourraient nous éclairer ne sont pas encore accessibles»
Entretien avec Najib Taqui, Historien

La Vie éco : Un mot sur la génèse de ce livre ?
J’ai toujours été habité par l’histoire des carrières centrales de Hay Mohammadi, quartier où j’ai vu le jour et grandi. Je me suis penché pendant dix ans sur ce sujet, comme chercheur en histoire. Mon intérêt remonte en fait à mon enfance, j’entendais parler, sans trop comprendre, de résistance, de Mohammed V, sultan des carrières centrales et d’autres événements qui ont marqué ce quartier, et ma curiosité grandissait au fil des années. Une fois adulte, l’écriture de son histoire s’imposait à moi, après avoir terminé ma thèse de doctorat. Je voulais au départ axer mon travail uniquement sur le développement de l’espace de ce quartier, et sur la Résistance pendant l’époque du Protectorat, et j’ai fouillé pour cela les archives du Haut commissariat des anciens résistants. Fatna Elbouih m’a demandé de participer à la réhabilitation de ce quartier, et mon travail a changé de direction.
Vous délaissez l’étape de la résistance pour parler des années de plomb…
Du commissariat Derb Moulay Chrif surtout, de l’histoire de sa création, avant qu’il ne devienne ce qu’il est devenu à partir des années 1960, jusqu’à sa fermeture dans les années 90. Tout cela avec les témoignages de ceux qui y ont été incarcérés, dont je dresse une liste avec les noms et les dates d’arrestation. Le livre contient plus de 500 photos, une façon de vulgariser au maximum l’histoire du Hay pour l’habitant lambda. Rares sont les gens, les détenus eux-mêmes, qui savaient que ce commissariat était bâti, selon le plan architectural d’Ecochard, dans le cadre d’un complexe qui comprenait en plus de ce simple commissariat qui fonctionnait normalement au début, un centre administratif et un service de poste. Et ce complexe n’a été inauguré en fait qu’au début de l’indépendance.
Vous dressez une liste des hôtes de ce lieu secret de détention, mais vous la considérez non exhaustive !
Une liste exhaustive nous demande de nous référer aux archives officielles de la deuxième moitié du XXe siècle, et au registre de ce commissariat qui cite toutes les personnes qui sont passées par ce lieu, ce qui nous a été impossible. Même les archives du CNDH qui pourraient nous éclairer ne sont pas encore accessibles. Donc, je la considère comme une liste incomplète. Pour l’établir, nous nous sommes surtout référés aux récits sous forme de «littérature carcérale», à la presse de l’époque, et aux récits oraux. Si les deux premiers sont fiables, le dernier ne l’est pas tout à fait. Le côté subjectif y prédomine, et le souvenir de nombre de ces rescapés s’étiole avec l’âge qui avance et le temps qui passe. Une autre précision : la liste des «hôtes» de ce lieu ne comprend pas uniquement les noms des opposants politiques au régime du temps du Roi Hassan II, mais ceux aussi de personnes qui ont été arrêtées dans des affaires à caractère politique sans être des opposants : c’est le cas par exemple des frères Bouriquat, de la famille Oufkir et de personnes qui avaient des relations avec la Résistance palestinienne. Les noms de ceux arrêtés dans des affaires de commerce de cocaïne, d’infanticides, ou de falsification de billets d’argent n’ont pas été cités dans cette liste. Nous n’y avons pas cité non plus les noms de personnes dont le séjour dans ce commissariat était bref, pour certaines ne dépassant pas quelques heures, personnes qui n’avaient porté ni menottes aux poignets ni bandeau sur les yeux. Parmi ces derniers, nous citons le cas de deux jeunes du Hay, actifs dans une association culturelle, et qui ont été arrêtés suite à une soirée qu’ils avaient organisé au cinéma Saâda en 1977, en hommage à l’emblématique Boujmiî de Nass Al Ghiwane, décédé en 1974.
(*) Najib Taqui est l’auteur du livre «Kariane centrale, Hay Mohammadi-Casablanca au XXe siècle»
