Société
«La capitale des roses», une autre chronique d’une disparition forcée
Deux rescapés des bagnes d’Agdz et de Kelà¢at M’gouna revisitent leur histoire.
Neuf ans de détention dans des lieux secrets et dans des conditions inhumaines.
Les membres du groupe Bnou Hachem estiment avoir fait l’objet d’une injustice.

La disparition forcée ne cesse de susciter une belle littérature. Mohamed Nedrani et Abderrahmane Kounsi, deux rescapés des bagnes d’Agdz et de Kelâat M’gouna, nous livrent un témoignage précieux dans un livre intitulé «La capitale des Roses»(*). Il vient enrichir cette littérature carcérale qui connaît une profusion remarquable depuis une décennie, quoique peu d’écrits aient été produits sur ces deux exécrables bagnes, mis à part «Mouroirs, chronique d’une disparition forcée» commis par Mohamed Errahoui (Saad Warzazi éditions, 2008). Ce nouveau livre est en fait le témoignage collectif de cinq militants politiques de l’organisation Ilal Amam (en plus des trois précités, celui de Abdennaceur Bnou Hachem et de Moulay Driss Lazhrizi) arrêtés en avril 1976. Au lieu de rejoindre leurs camarades pour être jugés en 1977 (dans l’affaire Serfaty et compagnie), leur sort connut une autre tournure, plus tragique : le transfert au bagne d’Agdz (ancien palais du Pacha El Glaoui), ensuite à celui de Kelâat M’gouna, pour y moisir, pendant neuf ans. Pourquoi cet arbitraire ? Cette page de notre histoire n’est pas encore près d’être tournée ? Sur ces deux questions et sur d’autres encore, les deux auteurs ont bien voulu répondre.
Après «Mouroirs…» de Mohamed Errahoui, il y a eu avant d’autres écrits sur la disparition forcée puis il y a le vôtre, «La capitale des roses ». Le Maroc a-t-il besoin encore de ce type de littérature ?
C’est vrai, certaines voix s’élèvent pour dire qu’il y en a même trop, et il y a des éditeurs qui hésitent à publier des livres sur la littérature carcérale. Mais, eu égard à l’accueil chaleureux réservé à notre livre, il nous semble que la soif de connaître encore plus cette période reste intacte. Des centaines de lecteurs nous demandent de continuer d’écrire. Dire que nous devrions tourner la page et passer à autre chose, c’est aller vite en besogne, le poids du passé sur notre pays est encore lourd, et il serait difficile pour nous d’oublier, d’effacer d’un trait ce que nous avons subi. D’autre part, notre livre a une autre spécificité : ce n’est pas le témoignage d’une seule personne, mais d’un groupe de cinq, dont personne ne parlait il y a à peine quelques années. Sur le bagne de Tazmamart et le commissariat de Derb Moulay Cherif, il y a eu plusieurs livres, sur les bagnes d’Agdz, Skoura et de Kelâat M’gouna, il y en a eu très peu. Il est temps de briser le silence sur ces neuf ans de disparition forcée pour faire découvrir aux Marocains la trajectoire insensée de cinq jeunes étudiants, connus sous le nom du groupe Bnou Hachem, et les conditions abjectes par lesquelles ils sont passés.
La page n’est pas près d’être tournée dans ce cas-là ?
Nous aimerions bien passer l’éponge, mais comment pourrait-on le faire quand on sait que dans le volumineux rapport de l’Instance Equité et Réconciliation, quatre maigres lignes ont été consacrées au groupe Bnou Hachem. Si nous avons consacré 416 pages à ces témoignages, c’est pour réparer nous-mêmes cette flagrante injustice, et pour mieux éclairer l’opinion publique nationale et internationale sur ce que nous avons vécu. Loin de toute surenchère, nous avons subi la pire infamie. Notre arrestation ne nous émouvait pas tant, nous étions des militants politiques et nous nous y attendions. Ce qui nous révolte le plus c’est le traitement qu’on nous a réservé. Comme les autres militants d’Ilal Amam, nous devions en principe être jugés, même dans une parodie de procès, et envoyés à Kénitra purger notre peine. Nous aurions été donc des détenus politiques comme tous les autres et nous l’aurions accepté. Au lieu de quoi, et c’est là où réside le summum de l’arbitraire, on nous a fait disparaître pendant presque neuf ans au “Complexe” de Rabat, puis successivement à Agdz, Skoura et Kelâat M’gouna, sans que personne ne s’occupe de notre sort. Nous n’avions aucun lien avec le monde extérieur, nous étions exposés jour et nuit à la torture, nos familles ne connaissaient absolument rien du lieu où nous nous trouvions. Comment oublier cela ?
Ce qui est étonnant dans votre cas, en effet, c’est quepersonne ne parlait de vous. Même les militaires de Tazmamart avaient fini par briser le silence…
La raison est simple : nous étions entre les mains d’un service appelé «Forces auxiliaires mobiles», des mokhaznis, et le régime de surveillance était draconien. Un autre facteur : trois mohkaznis, anciens gardiens de la famille Oufkir, étaient envoyés à Agdz comme bagnards, comme nous, pour avoir été soupçonnés de sortir des informations sur les enfants d’Oufkir. Cela a dissuadé les gardiens les plus téméraires à colporter au monde extérieur la moindre information sur ce qui se passait dans le bagne. La seule fois où l’on a découvert un crayon chez nous, nous avions été battus à mort pour dénoncer le gardien qui avait osé nous l’apporter. Cela a valu à Nadrani 22 mois de réclusion solitaire à Kelâat M’gouna. Mais ce qui a compliqué les choses c’est qu’il y avait parmi nous des prisonniers sahraouis et les geôliers ne voulaient courir
aucun risque. Eux-mêmes étaient terrorisés.
Vous refusez donc d’oublier, comme vous l’exprimez dans le livre. Pourtant l’IER a fait l’essentiel pour panser les blessures, et tourner la page…
Nous aurions aimé justement que l’IER cherche au moins à connaître les raisons du traitement que nous avons subi et ses commanditaires. C’est la moindre des choses pour tourner cette page. Trois d’entre nous (NDRL : Abdennaceur Bnou Hachem, Mohamed Errahoui et Mohamed Nadrani), alors que nous étions entre les mains de la DST au «Complexe», ont été condamnés à perpétuité par coutumace dans le fameux procès de Casablanca de 1977. Que des prisonniers soient jugés par coutumace alors qu’ils se trouvent entre les mains des services de police de ce même pays, c’est du jamais vu. Le pire est qu’après notre libération nous découvrions que notre casier judiciaire était encore vierge. Y était mentionné NEANT, en diagonale, en grands caractères. Disparus pendant neuf ans, jugés par contumace, nous devrions livrer une nouvelle bataille : se faire reconnaître, prouver au monde que nous étions des prisonniers politiques détenus au secret dans des bagnes dont personne n’avait entendu parler. Et ils veulent encore qu’on se taise, qu’on tourne la page. Nous ne demandons pas autre chose que la vérité sur cette affaire. Nous connaissons les exécutants, nous voudrions connaître maintenant les commanditaires.
N’empêche que vous avez eu droit à des indemnités et vous avez pu refaire, plus ou moins, votre vie…
On a tourné et retourné cette question des centaines de fois. Finalement, ce n’est pas une affaire d’argent seulement. Nous avons notre fierté et elle est au-dessus de toute autre considération. Pour nous, ce qui est fondamental c’est la vérité, le non-retour aux années noires, que ce calvaire ne se reproduise plus. Jamais. L’essentiel pour nous c’est le respect de la dignité humaine, l’interdiction réelle de la torture, qu’il n’y ait plus de disparitions forcées. Nous sommes des rescapés et nous savons de quoi nous parlons, et pour cela il nous faut des garanties. Tant qu’on ne les a pas, nous continuerons de remuer ce passé.
A quel type de garanties faites-vous allusion? Que l’Etat présente des excuses ?
Même pas. La première chose que nous demandons est la dissolution des appareils de répression illégaux, l’instauration de la démocratie et l’Etat de droit. Des étapes ont été franchies, mais beaucoup reste à faire. Nous demandons aussi le règlement de notre situation administrative et financière. Mais le plus important pour nous est que nous soyons reconnus. On nous a mis dans des conditions bestiales, mais on a pu en sortir vivants. Et quasiment sans le soutien de quiconque. Une fois libres, nous avions pu reprendre nos études. Kounsi vient de passer sa thèse de doctorat; Bnou Hachem a pu faire des études d’économie; Errahoui des études de sciences politiques et Nadrani des études de littérature française. La vie après neuf ans de disparition était dure, mais nous avons démontré que la barbarie ne peut jamais détruire l’être humain.
C’est pour immortaliser cette résistance que vous réclamez la transformation du bagne d’Agdz en centre de mémoire ?
En effet. Le meilleur témoignage à laisser aux générations futures est la création d’un musée de mémoire en lieu et place de ce bagne, à l’instar de ce qui s’est fait dans d’autres pays, comme le Chili. Mais nous voulons que ce centre de mémoire soit érigé indépendamment de la politique de réparation communautaire que le CCDH veut appliquer dans la région. Ce sont deux approches différentes. Il faut éviter de noyer ce projet qui nous est cher dans celui du développement de la région, et nous en avions proposé un, bien ficelé, multifonctionnel et autogéré. Nous avons fait une proposition dans ce sens lors de l’atelier organisé par le CCDH et le Centre international de justice transitionnel dans la région en janvier dernier.
Revenons à votre livre. Il y a des passages poignants, comme celui où vous découvrez des femmes partageant avec vous le même sort à Agdz…
C’était un choc terrible pour nous que de découvrir qu’il y avait des femmes qui enduraient le même calvaire que les hommes dans ce bagne. La machine n’a même pas épargné cet être sensible, source de tendresse, de vie, d’amour et de beauté. Que les hommes y fussent, ça nous paraissait normal, mais des femmes ! Dans cet univers ! Nous en étions aussi, quelque part, fiers. Pour nous la femme est l’égale de l’homme, son existence parmi nous dans ces conditions terribles prouve que le combat est le même, et ces femmes ont montré qu’elles le menaient avec beaucoup de courage. Rencontrer des femmes à Agdz nous a attristés, mais il nous a aussi remonté le moral. Certaines femmes y étaient avec leurs maris et leurs enfants, réduites aussi à l’état bestial. C’est tout un pan de notre vie antérieure qui rejaillissait en découvrant l’existence de ces femmes parmi nous : le souvenir de notre mère, de notre sœur, et de notre épouse, qui consumait nos cœurs comme un feu brûlant. On ne pouvait pas ne pas penser à elles. La rencontre avec ces femmes nous a donné plus de courage, et nous a donné l’occasion de garder le lien, par notre imagination, avec le passé.
Un autre passage : après cinq ans de disparition, à Kelâat M’gouna, pour la première fois vous avez le droit de vous regarder dans un miroir… Ce fut un autre choc de voir votre visage prendre subitement un coup de vieux…
Le moment était en effet indescriptible. On nous a mis dans un nouveau pavillon à Kelâat M’gouna, et dans les toilettes nous découvrions un miroir. Quand Nadrani s’est regardé dans la glace, il avait vu le visage de son père, avec ses cheveux blancs et des rides sur les joues. On avait tous cette impression. On s’est rendu compte que l’âge était en train de faire son effet, le choc était en effet terrible.
Un autre passage, cette fois-ci, concerne le jour de votre libération, après neuf ans de disparition forcée. Vous ne saviez pas quoi faire, et vous appréhendez le moment de la rencontre avec vos familles…
Mohamed Kounsi n’avait pas osé se rendre chez ses parents par peur d’être désagréablement surpris par leur mort durant son absence. Il avait peur de ne trouver personne dans la maison où il a vu le jour et grandi. Il s’est rendu d’abord chez son oncle à Oued-Zem pour s’informer de la situation de sa famille. Ce dernier ne l’a pas reconnu. Et Kounsi eut du mal à proférer la moindre question à son oncle sur ses parents. Il n’a poussé un ouf de soulagement que lorsque son oncle lui a appris qu’ils étaient encore en vie. Il n’y a pas que les disparus qui ont souffert, mais leurs familles également. La mère de Nadrani, elle, avait du mal à reconnaître son fils. Et ce n’était que grâce à une cicatrice sur la joue qu’elle l’a reconnu. Abdennaceur s’est rendu chez lui à Kénitra, sa mère ne l’a pas, non plus, reconnu quand elle le vit entrer à la maison sans frapper à la porte. Il a fallu l’intervention du frère du disparu pour la rasséréner.
(*) Editions Al Ayam, mai 2009, 416 pages, 70 DH.
