Société
«J’ai le sida, mon mari m’a contaminée»
Des centaines de femmes paient pour les infidélités de leurs maris. Elles se retrouvent infectées
puis veuves et sans ressources
Abandonnées par leur familles, elle ne
doivent leur salut qu’aux bons soins de l’ALCS.

Malika, un peu plus de 30 ans, la silhouette frêle et le teint pâle, serre son sac contre elle alors qu’elle traverse l’hôpital Ibn Rochd de Casablanca, pour rejoindre le pavillon 23, celui des maladies infectieuses. Cette femme timide, aux lunettes un peu trop grandes et à la djellaba impeccable, a le sida. Le visage humide, elle se tord les mains en racontant ses angoisses à Khadija Qozbor, la brave assistante sociale de l’ALCS (Association de lutte contre le sida) qui travaille là . Le sida au Maroc, c’est cela : des angoisses continues, des personnes perdues, très malades et souvent démunies. Dans le cas de Malika, c’est son mari qui lui a refilé le virus. Il en est mort et l’a laissée avec une petite fille à sa charge et des ménages à faire pour subsister.
Heureusement que le traitement est entièrement pris en charge. Pour beaucoup de malades, prise en charge signifie gratuité des soins et des médicaments. Mais quand on parle de sida, la prise en charge prend une autre dimension. Des premières discussions pour tranquilliser des patients paniqués et traumatisés par la nouvelle de leur maladie, aux sacs de sucre et bouteilles d’huile distribués, à l’épaule sur laquelle pleurer lorsque familles et amis tournent le dos.
Les volontaires de l’ALCS sont les seules personnes à les traiter «normalement»
La prise en charge ? Certes l’hôpital fournit l’infrastructure de base, mais sans l’ALCS, que seraient devenus ces malades, dont le Maroc a honte sans se l’avouer. Aujourd’hui, dix-sept ans après sa création, l’ALCS, simple ONG, demeure le seul interlocuteur des 1 587 cas de sida déclarés (chiffres du 30 décembre 2004) au Maroc. Il y aurait des milliers d’autres malades dans l’ombre. Le ministère de la Santé estime ainsi entre 13 000 et 16 000 le nombre des personnes infectées. Et ces mêmes personnes infecteraient 2 000 à 2 500 autres personnes chaque année. Bonjour les dégâts. Combien de cas seront déclarés officiellement, combien mourront dans l’indifférence ? Mais d’abord, combien trouveront juste une oreille attentive. Les volontaires de l’ALCS et même les médecins prennent le temps de parler aux patients qui ont le sida, de prendre soin d’eux. «Ils sont les seuls à nous traiter comme des gens normaux», affirme une des malades.
Dehors, dans la salle d’attente, Hamid est venu de Marrakech accompagner un ami français qui suit le traitement. «Nous n’osons pas aller à l’hôpital à Marrakech car la ville est assez petite et tout le monde se connaà®t». Mal à l’aise, les patients se regardent. Certains se connaissent, se réconfortent, discutent dans le petit jardin jouxtant le pavillon.
Trois opérations avant de savoir qu’elle avait le sida
Dans la plupart des cas, les malades du sida ne sont pas ceux qu’on croit. Les sidéens du Maroc, ce ne sont pas uniquement un groupe de jeunes invertis (homosexuels) ou de débauchés «punis» dans leur quête du plaisir. Ce sont aussi et surtout des centaines de citadines et de campagnardes qui paient pour les infidélités de leurs maris avec des prostituées, qui se retrouvent infectées puis veuves et sans ressources. Les sidéens, ce sont enfin beaucoup d’enfants, victimes d’une transfusion sanguine douteuse. Une multitude d’histoires aussi malheureuses les unes que les autres, de malades qui se cachent, de séropositifs qui ne savent pas comment expliquer leur maladie à des parents analphabètes. Des familles déchirées par l’homosexualité de l’un, l’infidélité de l’autre et, plus que tout, l’ignorance, la peur et le rejet.
Aveugle et sidéenne, c’est la radio qui lui donne l’heure pour ses prises de médicaments
Rabia, par exemple, vit dans un patelin à une vingtaine de kilomètres d’Agadir, même si sa famille est de Doukkala. Ses parents croient toujours qu’elle a un cancer. «Ils ne comprendraient pas ce qu’est un virus de toutes façons». Rabia a enduré trois opérations avant de savoir qu’elle avait le sida. «Ils m’ont dit qu’il fallait me retirer les amygdales car j’avais des angines. Mais les angines ne m’ont jamais quittée». Le mal de gorge s’est transformé en un méchant ganglion au cou, lui aussi extrait après avoir atteint une taille inquiétante. Contaminée par son mari, qui est mort entre-temps, elle vit dorénavant entre l’hôpital et le bled. Chaque mois, elle passe chercher son certificat d’indigence pour sa chimiothérapie. Car elle doit traiter son sida et son cancer. Parfois, la feuille de besoins tarde et elle rate son rendez-vous car elle n’a pas de quoi payer. «Souvent, je veux tout laisser tomber et rentrer chez moi. Mais mon médecin me retient». De toute façon, à cause de la sécheresse cette année, Rabia essaie de rentrer le moins possible. «Je serais une bouche de plus à nourrir pour une famille déjà nombreuse». Pour les sidéens, la question majeure est comment réussir à survivre lorsque toutes les portes se referment soudainement. Pour ces sans-emploi commence alors une vie d’assistés : de transfusion en analyse, de cachet en sonde, d’hôpital en hôpital.
Fatima aussi vient quand elle peut à Ibn Rochd. Elle a contracté le VIH de la même manière que Rabia : un «cadeau» de son mari. Sauf que Fatima, elle, n’est pas seulement séropositive. Elle est également aveugle. Veuve, elle trouve refuge dans la maison de son père. Mais quand il meurt à son tour, elle est à la rue. «Mes sÅ“urs ont très mal agi avec moi. Nous tous, qui avons le virus, nos familles nous lâchent». Aujourd’hui, elle vit dans une maison de repos. «J’essaie de vivre avec ma maladie comme si c’était une grippe». Cela fait 4 ans qu’elle est malade du sida. Avant, elle est restée alitée pendant deux ans avec son mal, sans savoir de quoi elle souffrait. Elle se sentait toute faible et des taches rouges étaient apparues sur son corps. Aucun des médecins qu’elle est allée voir ne savait ce qu’elle avait. Jusqu’à ce qu’un médecin allemand lui recommande de faire des analyses poussées. A l’Institut Pasteur, elle découvre qu’elle a le sida. «Je pensais que j’avais le cancer, mais je ne savais rien du sida. Je suis instruite mais je me découvre complètement ignorante de mon propre mal. Une analphabète du sida». Fatima sombre dans la dépression. Elle se renferme sur elle-même, ne veut plus voir personne. Elle passe ses journées seule. «J’ai vraiment, vraiment souffert».
Aujourd’hui, elle essaie de reprendre un semblant de vie. Elle bouge, fait le ménage, va jusqu’à sortir elle-même son matelas et ses oreillers au soleil, laver ses couvertures, faire sa lessive aussi souvent que possible. C’est son sport, comme elle dit. «Je n’ai besoin de personne, ni pour ma douche, ni pour me donner mes médicaments». Toute la journée, elle a l’oreille collée à la radio. «Car elle me donne l’heure pour mes médicaments».
Malika, ses médicaments, elle les cache, dans un petit sachet en plastique vert, au fond de son sac. Au travail, elle s’isole quand elle veut prendre ses cachets. Bien entendu, cette énième victime, contaminée par son mari, n’a pas osé parler de son mal à ses employeurs «Je voudrais leur dire, mais j’ai tellement peur. Un travail est si difficile à trouver, surtout pour une sidéenne». Et elle se remet à pleurer, incontrôlable, terrorisée à l’idée de faire du mal à quelqu’un et, en premier lieu, à sa fille. Khadija Qozbor a beau lui répéter que tant qu’elle n’est pas blessée, qu’elle n’a pas de rapports non protégés, elle ne va contaminer personne, Malika doute de tout : de sa sueur, de ses chaussures, de ses mains sur les plats. La paranoà¯a l’a laissée sans appétit, sans sommeil. Le traitement s’en retrouve inefficace. «Si dans ta tête ça ne va pas, le médicament ne va pas marcher», martèle Khadija.
Malika se mouche et quitte le bureau de Khadija, qui l’a approvisionnée en médicaments, lui a réappris sa leçon par cÅ“ur et l’a encouragée encore une fois à rester forte, pour sa fille. Malika lui dit «à dans quinze jours» et reprend son autocar. Deux heures et demie de route tortueuse avant de retrouver son quotidien torturé.
Fatima retourne à sa maison de repos, en attendant de revenir deux semaines plus tard à l’hôpital pour sa sonde urinaire, accompagnée de sa fille. En attendant, elle continuera à faire de la prévention, à sa manière, auprès des filles qui «sortent avec des hommes sans protection». Elle leur dit de ne pas se laisser salir de l’intérieur.
Rendez-vous donc dans quinze jours pour cette prise en charge physique, psychologique et matérielle qui a le mérite d’exister. Mais l’avenir n’est pas rose : le Maroc avait obtenu un don de 47 millions de dirhams du Fonds mondial de lutte contre le sida. 17,8 millions sont consacrés au financement des médicaments alors que 29,2 millions vont à des projets de prévention dirigés par l’ALCS. «Mais ce n’est que provisoire, juste assez pour tenir le coup et accompagner nos malades pendant deux ans. Après, c’est la grande inconnue», soupire Hakima Himmich, fondatrice et présidente de l’ALCS. En attendant, chaque jour, une poignée de personnes donne de son temps et de son âme pour soulager ces «pestiférés» au regard qui exprime toute la misère du monde.
L’hôpital fournit l’infrastructure de base mais, sans l’ALCS, on se demande ce que seraient devenus tout ces malades.
«Jetez-le sur la terrasse jusqu’à ce qu’il meure»
Mohamed a trente-neuf ans. Il est malade depuis trois ans maintenant. Le sida, il l’a chopé dans un pays arabe, lors d’un rapport non protégé. Depuis, c’est toute sa vie qui est partie en lambeaux. Récit.
« En 2002, je suis tombé malade. J’ai été hospitalisé pour une tuberculose pendant deux semaines. Ils ont dit que j’avais une anémie et m’ont rapatrié au Maroc. Lorsque je suis arrivé, je pesais 43 kilos au lieu de mes 76 habituels. Un vrai squelette ! Je me regardais dans le miroir et je me faisais peur. J’ai été hospitalisé à l’hôpital Ibn Rochd de Casablanca. Lorsque les médecins m’ont dit que j’avais le sida, j’étais effondré. Je suis passé par une dépression grave. J’étais constamment sous calmants. Ce sont les gens de l’ALCS qui sont venus vers moi, m’ont informé, m’ont soutenu.
Quant à ma famille, ils ont consulté mes analyses et appris que j’avais le sida. Ils ont commencé à m’interroger, sûrs que j’allais mourir, me demandant si j’avais une femme ou un enfant quelque part, qui leur réclameraient une part de l’héritage. Un de mes frères a dit : « Jetez-le sur la terrasse jusqu’à ce qu’il meure». à€ ce jour, on ne se parle pas. Ma mère, elle, a été admirable. Elle a commencé à tout faire avec moi : partager mon plat, boire du même verre, jusqu’à ce que mes frères voient que ce n’était pas transmissible. Mais, jusqu’à aujourd’hui, ma famille me fuit, les gens parlent dans mon dos. Mes neveux m’évitent comme la peste, leurs parents leur ont ordonné de ne pas m’embrasser ou me toucher. Ils disent que les enfants ont peu d’immunité. Je ne leur en veux pas, j’aurais réagi de la même manière à l’époque o๠je ne savais rien du virus.
Maintenant, avec la télé, ça va un peu mieux. Ils en savent plus, ils ont moins peur. Les premiers jours, c’était l’enfer… l’enfer.
Aujourd’hui, je renais. Je fais 80 kilos, je me sens normal, je peux même jouer au foot. Mais je ne peux pas travailler, surtout que je suis originellement pâtissier. Avec les ustensiles et les machines, le métier comporte beaucoup de risques de se blesser et donc de contaminer les autres. J’ai trouvé plusieurs petits boulots, mais il s’est toujours trouvé une «âme bienveillante» pour aller dire au patron que j’étais malade. De toute façon, qui emploierait un sidéen ?
Mes journées, ce sont des allers-retours interminables entre la maison et l’association. Malade, sans emploi, je vis, je vivote. Je voudrais vraiment me marier, avoir des enfants. Je veux juste avoir une vie, une vraie vie».
