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Société

Aïcha Ech-Chenna : the million dollars baby

La fondatrice de l’association Solidarité féminine vient de remporter le prix Opus, récompensant son engagement social et doté d’un million de dollars.
Depuis l’à¢ge de 16 ans, elle baigne dans l’action sociale.

A 44 ans, bouleversée par la situation des mères célibataires, elle se lance dans le combat.
Malgré les menaces, les injures, obstaclesÂ…, elle a réussi a briser un tabou et entend poursuivre la lutte.

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Aïcha Ech-Chenna est une femme comblée. Elle dégage la sérénité de quelqu’un qui a accompli sa mission. Et pour cause : la présidente de l’association Solidarité Féminine a remporté, mercredi 4 novembre, l’Opus Prize doté d’un prix d’un million de dollars récompensant une personnalité exceptionnelle dans le domaine de l’action sociale. Elle, le travail social, elle y baigne depuis 53 ans. «Autant d’années d’investissement, de déprimes, de larmes», dit-elle. Mais, aujourd’hui, ce sont des larmes de joie, de gratitude, qu’elle verse pour ce prix de reconnaissance.
Il y a quelques mois, on l’appelle au siège de l’association (Casablanca) pour lui demander d’être chez elle le soir même. «J’ai attendu cet appel venant des Etats-Unis. Quelqu’un au bout du fil m’annonce que je suis nominée pour un prix,  qui serait, au bas mot, de 100000 dollars, et peut-être d’un million de dollars. Ma première réaction a été de compter les zéros et de voir combien ça ferait en marocain, pour l’association», raconte-t-elle dans un éclat de rire. Jusque-là, Aïcha Ech-Chenna n’avait jamais entendu parler de l’Opus Prize. Le prix a été créé en 1994 par Gerry Rauenhorst, un richissime et discret homme d’affaires de l’Etat du Minnesota, aux Etats-Unis. Son idée: récompenser les initiatives sociales, basées sur la foi et doublées d’un fort esprit entrepreunarial. Généralement, il est attribué à des prêtres ou des bonnes sœurs. Mme Ech-Chenna a été la première femme musulmane à avoir été sélectionnée. Des émissaires anonymes sont venus au cours de l’année au siège de son association, sans divulguer l’objet de leur visite. Dans le flot de visiteurs, chercheurs, étudiants et journalistes qui font le quotidien de Mme Ech-Chenna et de Solidarité Féminine en général, personne n’y a prêté d’attention particulière. Et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvée nominée aux côtés d’une sœur espagnole œuvrant en Colombie et d’un Père franciscain allemand travaillant au Brésil.

Un soutien des Marocains de tous âges, de toutes confessions
La nouvelle de la nomination a déclenché un formidable élan d’espoir chez les Marocains de toutes confessions. Sur les réseaux sociaux sur Internet, des groupes de soutien se sont spontanément créés et, chaque jour, des centaines de messages de Marocains du Maroc et de l’étranger exprimaient le souhait que le prix Opus revienne à Mme Ech-Chenna et à son association. «Je suis nulle en Internet mais mes enfants et mes petits-enfants me rapportent les messages de Facebook», reconnaît-elle, fortement émue que son travail soit connu des plus jeunes. Elle a été encore plus émue lorsque, se rendant au consulat de Belgique, elle rencontre un rabbin qui lui annonce que la communauté juive a fait une prière pour elle le jour du Youm Kippour.
Des connaissances et amis chrétiens l’ont également assurée de tout leur soutien. C’est ainsi que malgré son état de santé, c’est le moral gonflé à bloc qu’elle s’était embarquée le 31 octobre pour Minneapolis, la ville où se déroule le prix Opus. Elle y a retrouvé deux envoyés du consulat marocain à New-York, une personnalité de la société civile, ainsi qu’une représentante du ministère du développement social, de la famille et de la solidarité. Mais Mme Ech-Chenna, qui est connue pour sa franchise, avoue qu’elle aurait apprécié que le département de Nouzha Skalli s’enquiert, avant son départ, de ses besoins. «Je ne tends la main à personne et jamais je ne me permettrais de toucher à l’argent de l’association, mais je constate seulement que c’est bel et bien mon beau-fils qui a pris en charge mon billet d’avion», regrette-t-elle.
Une fois à Minneapolis, Mme Ech-Chenna a eu un calendrier chargé, rencontrant tour à tour les personnalités de la région, les étudiants des différentes universités de la place et les médias locaux, fascinés par l’itinéraire d’une musulmane œuvrant dans un domaine qui reste tabou. «Rappelons-nous que même la France, le pays des droits de l’Homme, n’a reconnu les mères célibataires qu’après Mai 68. Nous, au Maroc, avons fait un pas de géant en peu de temps», se réjouit Mme Ech-Chenna.
Ce 4 novembre à 20 heures, l’Orchestra Hall de Minneapolis grouillait de monde. 2 400 personnes, l’élite -surtout catholique- de l’Etat du Minnesota, venue assister à la remise de l’Opus Prize.
Aïcha Ech-Chenna, elle, est arrivée au bras de sa fille, toutes deux vêtues de caftans marocains, qu’elles ont tenu à porter pour «faire de la publicité au profit de toutes ces petites mains d’artisans marocains, pour ces activités génératrices de revenus pour des milliers de familles». Cette pensée pour les petites gens est le propre de la personnalité de Mme Ech-Chenna.
La soirée a été rythmée par le chœur catholique de l’université St Paul et par des projections sur les différents candidats au prix.
Un court film tourné par la Fondation de l’Opus Prize sur l’association Solidarité Féminine a été longuement ovationné. Quinze minutes plus tard, la présidente de Solidarité Féminine était sacrée Opus Prize 2009.
La nouvelle a été accueillie par des youyous dans la salle, une trentaine de Marocains de toute la région ayant fait le déplacement pour l’occasion.
Mme Ech-Chenna n’a préparé aucun discours. C’est l’instant qui allait l’inspirer, a-t-elle dit. Ce fut le cas.
Prenant la parole, elle dit toute sa gratitude de cette nomination inattendue, de «cette main tendue de l’autre côté de l’Océan». Elle a raconté son engagement, sa conviction de la justesse de sa cause, sa certitude que «Dieu est partout et que l’amour est souvent le début de la solution». S’adressant au public, elle déclara qu’elle allait «puiser la force dans le regard des autres pour continuer sa mission». Intervenant juste après, le recteur de l’université St Paul a salué «l’œuvre de ces trois personnes nominées qui savent comment vivre de leurs convictions et inspirer les autres».
Ce prix, c’est ce que Mme Ech-Chenna appelle «les petits coucous du Bon Dieu», une de ses expressions favorites, encore des petites phrases qu’elle est la seule à employer et dont elle use et abuse face à une presse américaine amusée. Elle dit que toute sa vie, Dieu lui a donné des signes pour qu’elle ne baisse pas les bras. «J’ai beaucoup souffert, admet-elle, mais Dieu me donne pour que je puisse donner à mon tour».
A trois ans déjà, première épreuve : elle perd son père. Sa mère se remarie avec un notable qui aimera Aïcha comme sa propre fille. C’est ainsi qu’elle aura la chance d’aller à l’école. Mais les temps sont troubles et Marrakech sous le Protectorat est une ville peu sûre. A 12 ans, sa mère la place dans un autocar et la recommande au chauffeur. Direction Casa, la maison de sa tante. Elle fera l’école française Foch puis le lycée Joffre. Aïcha sera encadrée par des bonnes sœurs pendant toute sa scolarité. «Elles étaient rigoureuses mais elles nous ont bien formées». A 16 ans, elle apprend la dactylo, comme beaucoup de jeunes filles de sa génération. Elle accumulera les boulots pour payer son loyer. Elle deviendra infirmière et travaillera à côté des bonnes sœurs pour les lépreux, puis les tuberculeux… Et dans ces milieux, elle apprendra à maîtriser ses propres craintes, à renaître de ses propres dépressions, face à la détresse des autres.

Des lépreux aux orphelins : une carrière dans la Santé publique
Sa formation, son travail, la conduiront partout. Par la suite, elle est embauchée par le département de la Santé comme animatrice de santé sociale. Elle visitera les orphelinats, les prisons, les hôpitaux et se frottera une première fois aux cas de bébés retrouvés dans des poubelles, dans la rue… A la Ligue de Protection de l’Enfance, les orphelins lui ont ouvert leurs cœurs. Pendant de longues années, elle absorbera comme une éponge autant d’éléments qui la prépareront naturellement à l’action.
Mais l’épisode qui marquera sa vie de militante ponctuera son retour de son congé de maternité en 1981. Dans le bureau de sa collègue assistante sociale, une jeune maman célibataire avec son bébé de quelques jours. La mère donne le sein au nourrisson, «les épaules courbées par la honte et par la pression sociale. Cette femme ne voulait pas abandonner son enfant», poursuit Mme Ech-Chenna, ne se lassant jamais de reprendre cette histoire. Au moment de poser ses empreintes sur un document administratif, on lui arrache son bébé qui tétait, son lait gicle sur son visage. Aïcha Ech-Chenna n’en dormira pas de la nuit. «Chaque fois que mon bébé réclamait mon sein, je pensais à l’autre bébé privé du sein de sa mère et à cette femme qui avait trop de lait et qui ne pouvait plus allaiter. Cette idée m’a obsédée et j’ai décidé de faire quelque chose», raconte la fondatrice de Solidarité Féminine. Elle a une pensée immédiate pour Marie-Jean Teinturier, aujourd’hui disparue. Cette bonne sœur française a été son amie, sa sœur, sa compagne et co-fondatrice de Solidarité Féminine en 1985, avec un budget insignifiant : 2 000 dirhams.
Solidarité Féminine, c’est la garantie pour une mère célibataire de trouver une autre alternative que la disgrâce au bas mot, la prison au plus fort: un toit pour elle et son enfant et le moyen de se garantir un revenu par son travail. Les cas ne manquent pas : grossesses accidentelles, promesses de mariage non tenues, viols, prostitution. Beaucoup d’ignorance, peu de protection, tant de dégâts, chez les pauvres comme chez les riches. L’attitude d’Ech-Chenna, c’est de se demander: «Et si c’était moi ?»

De la cantine au restaurant au hammam
Solidarité Féminine a commencé comme une cantine. Les jeunes mères peuvent cuisiner, partager les frais et garder leurs enfants près d’elles. La cantine est devenue restaurant, puis pâtisserie et même traiteur.
En parallèle, d’autres mamans exploitent de petits kiosques où elles vendent des boissons, des biscuits… A aucun moment, Aïcha ne cédera pas face à ceux qui l’accusent d’«encourager la prostitution». Sa priorité c’est d’assurer à l’association des bailleurs de fonds qui la soutiennent.
Elle frappe à la porte des Canadiens, des Belges, des Finlandais, des Français, écrit au Roi, fait savoir à tous que chaque enfant a le droit à une vie décente et que personne ne choisit ses parents.
Elle ira même jusqu’à rencontrer les géniteurs les plus sévères, ceux qui voulaient massacrer leur fille qui apporte chouha, celle qui a enfanté hors du mariage.
«Justement, si on réussit à convaincre le père biologique du bébé de reconnaître son enfant et d’épouser la maman, c’est très bien, mais on ne compte pas sur la réussite du mariage. Les mères doivent être financièrement indépendantes, quel que soit leur statut», explique Mme Ech-Chenna. Pour cela, l’association offre aujourd’hui une assistance juridique, psychologique. Les mamans ont trois ans pour devenir indépendantes et pouvoir s’installer seules avec leurs enfants. «Aïcha est infatigable dans le travail, elle est autant exigeante envers nous qu’envers elle-même», atteste Hafida El Baz, bras droit de Mme Ech-Chenna à l’association. Ce travail n’a pas valu à Mme Ech-Chenna que de l’admiration.
Souvent, on l’accusera de «salir l’image du pays». «Ce qui me fait de la peine, c’est que même les soi-disant modernistes partageaient cet avis», commente l’intéressée. En 2000, elle passe sur Al Jazeera. Une interview de 45 minutes durant laquelle elle parle d’inceste, de petites bonnes, de mères célibataires. Tout ce qui fait mal. Elle est immédiatement condamnée par les islamistes, menacée de mort. Son époux, qui la soutient sans relâche, y voit un signe pour continuer de se battre. «Il m’a simplement dit: tu n’as pas le droit de baisser les bras, sourit-elle. C’était suffisant».
Mais ces péripéties ont un prix. En 2007, son corps commence à la lâcher. Le verdict tombe: cancer. Sa détermination triomphera. «J’ai bien négocié avec Dieu. S’il me laisse vivre encore, je donnerai les trois quarts de mon énergie à passer le relais, un quart à ma famille». Dieu a visiblement entendu sa prière, Aïcha Ech-Chenna a échappé à la maladie et à 68 ans elle ne veut pas savoir ce que le repos ou la retraite veulent dire.