Société
5,8 millions de vieux d’ici 20 ans ! que fait-on pour le troisième à¢ge ?
2,5 millions de personnes à¢gées en 2004, soit 8% de la population. En 2030, leurs proportion sera de 15,4%.
Hormis la solidarité intergénérationnelle qui s’effiloche, le Maroc n’a pas de maison de vieux, dignes de ce nom. Il y a un blocage culturel.
Pas non plus de services de gériatrie dans les hôpitaux marocains.
La stratégie nationale de protection des personnes à¢gées peine à voir le jour.

Elle s’appelle Fatima Ouli. Fatima devrait être célèbre. Elle a 115 ans et sous d’autres cieux une telle longévité est un gage de notoriété. Pas au Maroc. Fatima est une femme abandonnée à son sort. Une femme dont personne ne veut s’occuper, même les gens de son douar, dans les environs de Khénifra où elle habite, et qui l’entretenaient par pure solidarité tribale, ne veulent plus d’elle. Son péché ? Etre, à 115 ans, de plus en plus malade et sénile. L’alerte est donnée. Une unité du centre social de Tit-Mellil, aux environs de Casablanca, se déplace sur les lieux pour la récupérer et s’occuper d’elle. Ce centre est loin d’être une maison de retraite digne de nos personnes âgées, mais plutôt un dépotoir humain où l’on regroupe marginaux, SDF et autres mendiants ramassés dans les rues lors des rafles organisées par les services compétents. Mais là, Fatima a au moins un gîte, et des personnes qui s’occupent d’elle. Elle y vit encore, à l’heure qu’il est. 30% de la population de ce centre, soit 750 pensionnaires, sont des personnes âgées.
Dans ce Maroc où l’on a toujours brandi la solidarité familiale aux yeux d’un monde occidental impersonnel, le cas de Fatima n’est pas isolé, bien au contraire. «De plus en plus de familles se lassent de leurs vieux et les abandonnent à leur sort, c’est-à-dire dans la rue. Ou on les confie à des maisons de bienfaisance sans plus jamais leur rendre visite. Ils meurent dans l’oubli total des leurs. La religion dit une chose, or la réalité est tout autre», déplore Abdelkrim Sebbar, le directeur de ce centre. En janvier 2005 déjà, un rapport de l’Entraide nationale relevait que de plus en plus de personnes âgées au Maroc, souvent pauvres, ou abandonnés par les leurs, trouvent refuge dans les maisons de bienfaisance.
De fait on n’ose pas soulever le débat : les personnes âgées commencent à poser un vrai problème de société -les pauvres plus que les riches il est vrai. La solidarité familiale qui leur assurait d’une façon spontanée, et au-delà de toute intervention étatique, gîte, protection et amour va en se disloquant. Et ni les pouvoirs publics ni la société ne semblent prêts à prendre le relais.
Or, ce problème va s’accentuer. Des chiffres pour illustrer l’augmentation exponentielle en quelques années du nombre des personnes âgées au Maroc. Il s’agit d’une véritable révolution démographique : l’espérance de vie est passée de 62 ans à 73,4 entre les années 1960 et nos jours, et, sur la même période, le nombre moyen d’enfants par femme n’est plus que de 2,4 au lieu de 7,2. Résultat: en l’espace de quatre décennies le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus est passé, d’après le recensement de 2004, de moins de 900 000 à 2,5 millions (soit une augmentation de 2,3% par an). Et cette progression ne s’arrêtera pas là. Les projections démographiques du Haut commissariat au plan (HCP) parlent d’un accroissement de cette population de 3,2% par an d’ici l’année 2030, pour atteindre 5,8 millions, soit 15,4% de la population contre 8,1 actuellement.
Plus que le vieillissement de la population, c’est l’état de vulnérabilité socioéconomique de cette catégorie qui pose problème au Maroc. L’enquête réalisée en 2006 par le HCP, et dont les résultats ont été présentés en 2008, révèle que nos vieux sont pour la plupart analphabètes, pauvres et sans couverture sociale ni médicale (voir encadré).
63,2% de ces personnes souffrent de solitude
Plus grave encore, 63,2% de ces personnes avaient déclaré souffrir de solitude, et seulement 16,1% parmi elles disposent d’une retraite. Plusieurs questions se posent, au regard de ces conditions de vie, et la première est de savoir comment entretenir cette population, dans une société où les liens familiaux se disloquent, et où la grande famille qui protégeait les vieilles personnes cède le pas à la famille nucléaire.
Que fait l’Etat pour assurer aux personnes âgées une vieillesse digne des êtres humains ? Faut-il que l’Etat crée lui même des maisons de retraite pour leur assurer une fin de vie digne ? Ou devrait-il encourager l’ouverture de structures d’accueil payantes, des établissements privés pour héberger les personnes âgées ? Une chose est sûre, l’idée de maisons de retraite répugne encore beaucoup de Marocains. Certains sont révulsés à l’idée de voir leurs parents finir leurs jours dans une maison pour personnes âgées convaincus que ça n’est pas dans la culture marocaine. Ils se disent prêts, quoi qu’il arrive, à leur prodiguer tous les soins jusqu’à leur dernier souffle. D’autres rétorquent qu’ils ne peuvent pas héberger leurs parents en raison de leurs conditions de travail (homme et femme salariés n’ayant pas le temps) et préféreraient qu’ils soient indépendants, s’il le faut dans des structures d’accueil, avec un minimum d’activité et de loisir, où ils pourront se dépenser, rencontrer et communiquer avec d’autres gens.
Certes, les personnes âgées ne sont pas tous infirmes et continuent de travailler longtemps après leur retraite. «Je n’ai jamais eu des journées aussi pleines de travail qu’après avoir pris ma retraite», confesse Jilali Hassoune, un sexagénaire très impliqué dans le travail associatif. «Les vieux ne sont pas un rebus que la société peut jeter dans un coin. Il s’agit d’une catégorie de population capable de donner encore. C’est une banque d’expériences et une mémoire qu’il faut sauvegarder», renchérit Mohamed M’jid, un homme plein de vitalité et qui continue de travailler et de produire à l’âge de 90 ans (voir témoignage). C’est ce que notait l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans l’un de ses rapports en 1999 : «Le vieillissement n’est pas une infirmité mais l’opportunité de faire usage des ressources acquises au cours de la vie, et que les personnes âgées peuvent être un précieux atout pour les familles et la communauté». Rester en bonne santé et indépendant, travailler et produire, tout en étant vieux, oui, mais jusqu’à quand ? Ceux qui ont entre 60 et 75 ans, les «petits vieillards» , comme disent les gériatres (médecins spécialistes des personnes âgées), restent actifs et plus ou moins dynamiques tant sur le plan physique que sur celui de leur indépendance financière. Mais au-delà, ils sont souvent rongés par la maladie (diabète, maladies cardiovasculaires, cancer, Alzheimer, arthrose, problèmes visuels et auditifs…) et, à mesure qu’ils vieillissent, ils sont rattrapés par la sénilité. «Ils ont même besoin d’une prise en charge complète», s’alarme Dr Mustapha Oudrhiri, l’un des premiers et rares gériatres marocains.
Petits ou grands vieillards, riches ou pauvres, nos «vieillards» ont besoin de protection, de soins, de lieux de rencontres et de divertissement, voire d’une prise en charge complète quand ils se retrouvent seuls face à leur solitude et leur angoisse. Que fait l’Etat pour assurer cette protection ? Deux ministères sont interpellés directement , celui de la santé et celui du développement social, de la famille et de la solidarité.
Des services de gériatrie indépendants ne sont pas prévus par le plan d’action du ministère de la santé
Le premier est concerné pour assurer une protection sanitaire à nos vieux, au moins dans un premier temps, par la création de services de gériatrie dans les différents hôpitaux du Royaume. Or, le ministère de Yasmina Baddou ne semble pas assez sensibilisé sur la question. Dans son plan d’action 2008-2012, il n’en fait aucune référence, et même le service de gériatrie dont il était question à l’hôpital Mohamed Sekkat (où exerce le Dr Oudrhiri) dans la foulée de l’INDH, ne verra pas le jour, du moins de sitôt. De même, des services spécialement dédiés aux personnes âgées dans les différents CHU et hôpitaux au Maroc «ne sont pas encore considérés comme une priorité par le ministère de la santé», juge le Dr Oudrhiri. Et à supposer même que ces services soient créés, quels sont les médecins qui vont les prendre en charge ? Le Maroc ne dispose que de 12 gériatres (pour 2,5 millions de personnes âgées). Plus encore, le programme de formation de ces spécialistes dans les hôpitaux français, en vertu d’une convention signée en 2003 entre les ministères de la santé marocain et français (pour former 3 à 5 gériatres par an) a été suspendu en 2008.
Ce peu d’intérêt des médecins pour la médecine au service des vieux s’explique, mais ne convainc pas. «Les médecins marocains préfèrent se spécialiser en pédiatrie et l’Etat marocain lui-même les encourageait dans ce sens car, démographiquement, le Maroc était considéré comme un pays de jeunes», explique Dr Oudrhiri. Sauf que la tendance commence à basculer, le taux de natalité baisse et le nombre des personnes âgées progresse.
A la place de services de gériatrie indépendants, le ministère de la santé a donc préféré dans son plan d’action lancer des unités dédiées aux personnes âgées noyées dans des services polyvalents, ce qui est «loin d’arranger les choses pour cette catégorie de la population», regrette le Dr Oudrhiri.
La plus grande part de responsabilité concernant le cas des personnes âgées revient toutefois au ministère du développement social, de la famille et de la solidarité.
Là encore, malgré quelques efforts pour améliorer la situation, la cause des personnes âgées est loin d’être entendue. La consolidation de la solidarité familiale est un acquis qui doit «continuer à jouer son rôle d’entité naturelle pour la personne âgée conformément à nos valeurs depuis toujours», déclare Nouzha Skalli, ministre du développement social, de la famille et de la solidarité. Des maisons de retraite dignes de nos vieux, ceux du moins dont le support familial vacille, ne figurent pas sur l’agenda du ministère de Mme Skalli. Dans la foulée de l’INDH, plusieurs centres pour personnes âgées indigentes ont été créés certes, placés sous la tutelle de l’Entraide nationale ou de la Fondation Mohammed V de solidarité, mais il faut imaginez dans quel état ils sont. La première, sous l’égide du ministère de la famille, assure, à l’heure actuelle, la supervision de 44 foyers dont bénéficient 3 222 personnes.
Mais le grand projet du ministère, encore en gestation, que tout le monde attend, reste la stratégie nationale de protection des personnes âgées, où sont impliqués universitaires, plusieurs départements ministériels et société civile. Laquelle stratégie bute, selon la ministre, sur des difficultés, vu que le projet «interpelle plusieurs départements ministériels sachant que des dossiers sont en cours de traitement comme celui de la réforme de la retraite et de la couverture sociale».
La grande majorité des retraités au Maroc perçoit en effet une pension de misère (entre 400 et 1 000 DH par mois) et sur les 1,6 million de salariés affiliés à la Caisse de sécurité sociale (chiffres 2007), seuls 15% bénéficient de la retraite complémentaire (CIMR). La pension de retraite allouée par la CNSS est plafonnée à 4 200 DH.
Un problème de structures d’accueil, de ressources financière et de structures de santé spécifiques. C’est en résumé la problématique posée par le vieillissement de la population marocaine. La solidarité intergénérationnelle continue de fonctionner certes, mais elle sera de plus en plus bridée par les contraintes logistiques et matérielles des descendants. L’avenir de nos vieux se prépare aujourd’hui. Il y a urgence.
