Culture
"Voyage dans l’Empire du Maroc"Â : une redécouverte du XVIIIe siècle
Le grand écrivain polonais Jean Potocki aborde les côtes de Tétouan début juillet 1791.
De ce voyage est né un manuscrit qui raisonne comme un contrepoint aux récits des orientalistes de l’époque
L’homme pose un regard neuf sur le Maroc, ses habitants, leurs coutumes et leurs traditions…

Exotisme de l’aventure, caprice d’aristocrate, attrait du négoce ou simple curiosité…, on ne sait toujours pas ce qui a conduit le célèbre écrivain polonais Jean Potocki, auteur de Manuscrit trouvé à Saragosse, à aborder les côtes de Tétouan en 1791. Ceci dit, il a sûrement bien fait ! De ce voyage, l’aristocrate a gardé des notes qui se sont transformées, quelques siècles plus tard, en un livre témoin d’une époque : Voyage dans l’Empire du Maroc. L’ouvrage a été édité chez Maisonneuve et Larose en 1997, dans la collection Dédale, dirigée par l’écrivain français d’origine tunisienne Abdelawahab Meddeb. Mais la technologie a apporté au manuscrit de Pototcki une nouvelle vie, plus à la page….web. Voyage dans l’Empire du Maroc est disponible et consultable sur Google livre, en aperçu limité. Pour revenir à l’histoire de ce livre, voici ce qu’en dit l’historien Jean-Louis Miège, en préface, «Potocki, noble seigneur polonais, nourri de la culture française dominant l’Europe du temps, préoccupé des problèmes politiques de sa Pologne mais tout autant des grandes interrogations de l’histoire, ethnologue, politologue, grand voyageur comme on l’est à son époque, cherche-t-il au Maroc le délassement et le dépaysement d’une âme ennuyée dans un spleen préromantique, qu’il faudra analyser, ou est-il en mission diplomatique secrète et, si c’est le cas, dans quel dessein ?». Si l’historien, spécialiste du Maroc, pose ces questions, ce n’est pas sans raison. Le Royaume à cette époque émergeait après une longue période de disette. Potocki, grand propriétaire terrien de la Podolie (un des plus importants greniers de l’époque), aurait pu être attiré par le négoce. Mais dès les premières pages, l’auteur balaye ces suppositions car, dit-il, «je suis le premier étranger qui soit venu dans ce pays-ci avec la simple qualité de voyageur, et, à ce titre au moins, mon voyage ne sera pas entièrement dénué d’intérêt». En écrivant cela, l’auteur ne pouvait imaginer la valeur historique que pouvait contenir son récit et l’intérêt qu’on a pu lui porter, plusieurs siècles plus tard. Car en suivant cet étranger le long de son voyage, on découvre un Maroc comme on nous l’a rarement décrit dans la littérature. Nous sommes au Siècle des lumières, les voyages exotiques sont périlleux mais aussi très à la mode. D’autres avant Potocki avaient été attirés par l’Afrique. Des contemporains de l’auteur, on peut citer, Jardine, Brisson, le voyage de l’abbé Poiret en Barbarie ou encore Chénier qui publia ses récits de voyage en 1787. Potocki se démarque de cette littérature orientaliste et balaye les clichés des antériorités. «Hélas ! les voyageurs n’ont, ordinairement pour observer, que des lunettes qu’ils ont apportées de leur pays et négligent entièrement le soin d’en faire retailler les verres dans les pays où ils vont. De là, tant de mauvaises observations». En effet, la littérature de l’époque ferait sourire les lecteurs d’aujourd’hui, parfois même les indigner. Tant d’incompréhensions, de mépris… On retrouvait deux mots pour définir les habitants du Maroc, «les Maures» et souvent les Barbares. Tout en accordant aux uns comme aux autres les mêmes
comportements sauvages. D’ailleurs, en homme éclairé, Potocki s’en étonne. «M. Chenier dit que les Maures sont incapables d’amitié, mais ou la peine que Bin Othman a témoigné dans nos adieux était sincère ou il n’y a plus de sincérité dans le monde !». On voit bien que la démarche de l’auteur est différente. L’homme de lettres, le chercheur, ne s’est pas contenté de lire, il voulait voir, sentir, goûter, porter son propre regard sur ces terres inconnues et sur des coutumes qu’il ne connaissait pas. Son récit ne ressemble à aucun autre. On retrouve à travers son témoignage, un homme curieux de tout. L’auteur est allé à la rencontre des Marocains. Et à aucun moment il ne s’est permis de porter des jugements. Il a su mettre de côté ses références d’Européen, a ouvert les yeux, les oreilles, le cœur et a découvert un pays. Ce sont là les principales qualités de cette œuvre. Ceci dit, dans Voyage dans l’Empire du Maroc, l’écrivain projette des réalités, des faits qu’il a lui même vécus. Il faut en faire une lecture avertie. Dans la réalité qu’il décrit cohabitent ses émotions, son regard…tout cela dans un entrelacs de faits historiques incontestables. Potocki n’était pas seulement un homme en quête d’aventure, c’est ce qu’on découvre à la lecture de ses pages. Cet homme était un chercheur, un ethnologue qui ne s’est pas contenté de lire mais qui a visité toute l’Europe, l’Egypte, l’Empire Ottoman…Il est allé jusqu’en Asie… Nous sommes le 1er juillet 1791, le voyageur Potocki se dit agréablement surpris, déjà lors du premier contact avec les douanes Marocaines à Tétouan : «Je vais charger mon portefeuille et mes piastres, laissant mes autres effets entre les mains des douaniers qui sont, en tout pays, ennemis naturels et éternels des voyageurs. Je dois cependant ajouter à la louange de ceux-ci que je leur abandonnai tout l’immense bagage que je traîne après moi sans leur en demander aucun compte, et qu’il n’y a absolument rien à craindre à cet égard». Potocki voyageait le cœur léger, mais l’aristocrate qu’il était ne pouvait se défaire de son attirail de voyage. «Il part l’esprit libre. Il est un esprit libre. Mais il prend la route non pas en innocent solitaire. Il voyage en grand arroi et à grands frais. Non seulement chargé de bagages de son confort -qui surprennent la douane marocaine par son ampleur- mais également d’un riche bagage intellectuel», précise Jean Louis Miège. En effet, il n’ y a qu’à lire ces quelques pages pour découvrir d’abord une écriture très simple sans aucun effet de sophistication. Ses réflexions paraissent si actuelles à notre temps. L’auteur parle, par exemple, de Ceuta, qui, selon lui, «ne peut être d’aucune utilité à ceux qui l’attaquent et qui est une charge pour ceux qui la défendent». On découvre à travers les lignes de ce texte les mœurs de l’époque, les activités économiques et sociales des habitants, l’architecture. Une terre polyglotte où l’on parle en plus de l’arabe, «fréquemment l’espagnol, parfois le turc». La langue est effleurée encore une fois par l’auteur qui lui reconnaît une grande pureté, échappant aux «turqueries ». «J’observe encore que l’Empire du Maroc est intéressant en ce que c’est la seule Cour qui se soit conservée vraiment arabe et sans aucun mélange de turquerie. Elle est même plus pure, à cet égard, que les cours de Mascate et de Sanâa».
Une architecture proche de celle de Cordoue et des bas reliefs égyptiens…
L’époque décrite par l’auteur est marquée par le règne de Moulay Yazide (qui n’a d’ailleurs pas duré longtemps, 1790-1792). Le Maroc vient de traverser de difficiles épreuves, des années de sécheresse (1776-1782) et une épidémie de peste (1779-1780) et des luttes intestines de prise de pouvoir qui n’ont jamais cessé depuis la mort de Moulay Ismaïl en1727. C’est à un climat d’instabilité que le lecteur s’attend, il n’en est rien. Ce que J. Louis Miège n’a pas manqué de souligner. «Le tableau des années noires du règne de Moulay Yazid dans le Nord-Est est sinon corrigé par Potocki, du moins nuancé. Certes du souverain il donne plusieurs exemples de la cruauté, voire de la folie. Sans que le pays, tel qu’il le décrit ne semble profondément affecté». De tels aspects de l’ouvrage nous rappellent la subjectivité de l’auteur qu’il faut toujours considérer. Mais cela n’enlève rien à l’authenticité des faits qu’il relate. La société marocaine est observée de près. Elle serait «composée d’éléments incohérents sans effort entre eux et toujours prêts à se dissoudre», une des rares allusions aux problèmes politiques de l’époque. Potocki nous raconte un Maroc qu’il a aimé. Un pays où il s’est senti à l’aise. «L’on marche sur un ancien pavé mal entretenu, ensuite l’on entre par une porte d’un beau style arabe avec une fontaine de même. On traverse des rues étroites, bordées de maisons bien recrépies mais qui n’ont sur la rue d’autre ouverture que de très petits guichets. L’on passe sous les vestibules et quelques mosquées et l’on peut jeter un coup d’œil furtif dans l’intérieur de ces édifices qui m’ont paru être des quinconces imités de celui de Cordoue. L’étranger ne reçoit sur sa route que des marques de bienveillance et pas l’apparence d’une insulte». Mais de ce voyage, on gardera certainement ces images que nous décrit l’auteur. De ses longues ballades et traversées, des tableaux, magnifiques, sont décrits. «Nous traversâmes pendant une lieue de chemin un pays bien cultivé. La moisson venait d’être faite et les champs étaient couverts de troupeaux. Un grand nombre de travailleurs étaient occupés à ramasser les blés, et parmi eux, il y avait beaucoup de femmes. Mais on me dit que ce n’était que des vieilles et laides, les jeunes et jolies étant réservées pour le mystère et pour plus douces occupations». L’hospitalité légendaire des Marocains est citée à plusieurs reprises et semble surprendre à chaque fois l’auteur. «Le Caïd me reçut dans sa maison, avec plus de cérémonie que la première fois. La disposition m’a parue si agréable, la fraîcheur et la propreté si grandes que je n’en désirerais jamais une autre pour moi-même si notre climat permettait l’usage des salons ouverts, des jets d’eau et des pavés de faïence. Toutes ces choses étaient dans cette maison moins finies, mais absolument dans le goût de l’Alhambra de Grenade». On découvre aussi le rapport des cavaliers avec leurs chevaux, le matériel d’harnachement… «L’on a vu en quoi consistent les exercices des Maures. Ce qu’ils ont de particulier dans leur équipage de cheval, ce sont des éperons aussi longs et aussi forts que ceux que l’on conserve dans nos arsenaux, ils ne sauraient marcher avec et ne les attachent que lorsqu’ils sont déjà à cheval». Malgré toute la littérature dont s’est nourri l’auteur, son regard est demeuré vierge. Son récit est réfléchi et n’est entaché d’aucune référence culturelle ou religieuse et c’est certainement de là que vient la force de ce texte.
Les illustrations sont tirées du livre «Le voyage du Sultan Moulay Hassan au Tafilalt», de Amina Aouchar; Senso Unico Editions (2003).
