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Culture

Vinyles perdus

Seuls de rares magasins vendent encore des vinyles à  une clientèle marocaine qui se paupérise. Des trésors, des chansons oubliées, des titres introuvables risquent d’être à  jamais perdus.

Publié le

Tourne disque by Molinos 2011 07 27

Hassan Ben Mohammed plonge des mains tremblantes dans un tiroir de vinyles d’Ismahane. «C’est fini, tout ça…», marmonne-t-il dans sa barbe, en palpant les pochettes attaquées par la moisissure. Nous sommes au 26, avenue Lalla Yacout. Ici gît le Comptoir marocain de distribution de disques. La devanture est vieillotte, défraîchie. A l’entrée du magasin, un tourne-disque en panne prend la poussière sur un coin de table. A 16 h, seul Hassan rôde entre les rayons encombrés de 33 tours. Le retraité de 75 ans arpente souvent ces couloirs pour se souvenir, et forcément regretter. «J’ai commencé à 16 ou 17 ans comme apprenti chez Pathé Marconi, à quelques pas d’ici». D’un doigt hésitant, il indique la rue Abdelkader Mouftakar, ex-rue Clémenceau. «Au numéro 43, exactement. Aujourd’hui, il y a une agence Loto à l’endroit où se trouvait la boutique. Elle était gérée par M. Vadrot. C’était l’agent général de Pathé au Maroc. Il fabriquait et vendait toutes sortes de matériel phonographique. Il avait tous les disques dont on pouvait rêver, des 33, des 45 et même des 78 tours».
Des tourne-disques exhibés comme des pièces de collection
De cette époque, Hassan conserve une flopée de symphonies de Mozart, d’opéras de Puccini, de chansons mythiques de Mohamed Abdelwahab, qu’il n’écoute plus car l’antique tourne-disque La Voix de son maître a rendu l’âme il y a des années. «Je n’ai jamais songé à le réparer, mais je ne m’en séparerai jamais. C’est tout ce qui me reste de ce Français à qui je dois beaucoup. C’est grâce à lui que j’ai appris le solfège». Quand il repense aux sonorités, aux grésillements de la vieille machine, les mots se bousculent dans sa tête : soyeuse, authentique, chaleureuse, magique. «Ce n’est absolument pas comparable avec le son des CD ou des cassettes. Quand je vois mes petits-enfants télécharger de la musique, je me dis que ce monde, celui qui m’a fait rêver, n’existe plus. Le vinyle, c’est du passé».
Peut-être pas. À 35 ans, Imad Dridi fait religieusement les marchés aux puces pour exhumer des 33 tours aux belles pochettes fanées. Chaque virée à Derb Ghallef ou à Casabarata à Tanger apporte son lot de vieux disques et d’émerveillement. «J’en reviens toujours avec les mains sales et un large sourire. C’est comme si je partais à la chasse au lieu d’aller au supermarché. Un vinyle n’est pas un CD, ce n’est pas un produit de grande consommation. Souvent, la beauté réside dans la rareté».
Et dans les souvenirs d’enfance. Imad doit avoir trois ou quatre ans, se rappelle-t-il, lorsque la toute première tornade musicale d’Elvis Presley déferle sur les quatre coins de la maison familiale, à Tunis. Quitte à abîmer le tourne-disque, Tutti Frutti doit passer en boucle, l’enfant en a décidé ainsi. Quand le bras de lecture s’échoue sur le bord du vinyle, Imad pousse un Ouababloula !. Et rebelote.
Trente-deux années plus tard, dans le salon casablancais, deux espèces de tupperwares géants débordent de disques. James Brown y côtoie Prince, les psychédéliques Jefferson Airplane y rivalisent avec les incomparables Pink Floyd, le flûtiste de jazz Herbie Mann y repose près des Hindous du Radha Krishna Temple. Sur la pochette de Spooky Tooth, on aperçoit une vieille inscription à la main. «Pour mes dix-huit ans, souvenir de Michel et de Marie-Hélène», écrit Sylvie, le 6 février 1971.

Lachman Peswani, le vendeur de diamant en tous genres pour platines

Sur un rayon d’armoire trônent une dizaine de vinyles des Beatles. Une deuxième étagère est exclusivement réservée aux monuments de la chanson française, Serge Reggiani, Léo Ferré, Graeme Allwright, Jacques Brel, Georges Brassens, Serge Gainsbourg. «Je dois avoir 300 vinyles, calcule Imad. Mais quand j’y réfléchis, je me dis que 300 disques, ce n’est rien». Avec un pincement au cœur, ce jeune cadre dans le transport maritime repense à la centaine de 33 tours abandonnés à regret à Angers, en France, à la fin de ses études. «Les vinyles, c’est extraordinaire, mais ça peut être sacrément encombrant. Pour déménager, surtout. On ne peut pas tout emmener dans un avion. Je les avais eus à 50 euros, une fortune pour l’étudiant que j’étais. Il a fallu les laisser là avec le tourne-disque, repartir les mains vides, et recommencer à zéro». À Casablanca, il déniche Tobishi «premier du nom» à derb Koréa, un tourne-disque japonais qu’il use jusqu’à la corde, avant de se résigner à lui trouver un successeur. «Aujourd’hui, j’ai cinq tourne-disques, dont deux platines avec sortie USB et table de mixage, achetées il y a quelques mois. Ça me permet de partager de la musique en voie de disparition sur Youtube, et parfois de tester des mélanges de Léo Ferré et de musique classique, ou de musique de cirque et de notice de médicament enregistrée», s’amuse Imad.
Son front se rembrunit quand il pense aux magasins de disques tombés en désuétude, à tous ces microsillons relégués, par milliers, au rang de reliques du passé.
Sur le boulevard de Paris, au centre-ville de Casablanca, la fameuse boutique Gam voit sa clientèle s’appauvrir au fil des ans. «Il n’y a quasiment plus que des étrangers qui viennent», se désole Boujemaâ. Le disquaire qui, depuis les années 1960, dédie sa vie à la musique, n’en dira pas davantage, par lassitude. Au Comptoir de distribution de disques, le propriétaire oppose un mutisme aussi farouche, excédé. Seul Lachman Peswani continue d’avoir la tchatche. Établi à route Ouled Ziane, l’Indien ne vend pas de disques, mais dépanne les rares passionnés, quand leur appareil se détraque. «C’est généralement un problème de diamant qui est cassé. C’est un composant du bras de lecture qui permet de déchiffrer les vinyles. J’en ai tout un stock d’occasion, alors les clients viennent choisir celui qui correspond à leur tourne-disque». Des clients comme ceux-là, il avoue en connaître moins de dix, et leur voue une sincère admiration. Pour «les autres», il est implacable : «Quand je pense à tout l’argent dépensé par la plupart de ces jeunes en produits de consommation dépourvus de valeur et débilitants, je me dis que c’est quand même une bien triste génération». Il ne peut s’empêcher de comparer avec le regain d’engouement pour les vinyles en Europe. «À Paris ou à Berlin, on assiste à un véritable retour du disque noir. À Casablanca, quand les propriétaires de Gam et du Comptoir partiront à la retraite, leurs trésors seront peut-être à jamais perdus».