Culture
Un espion comme vous et moi
Bastien Hernandez n’a pas les yeux revolver de Daniel Craig dans Casino Royale. Il ne dégaine ni Beretta semi-automatique ni Gin tonic, ne s’entoure d’aucune blonde et encombrante potiche. Non, cet agent dormant déguisé en analyste financier grignote des carottes, repasse ses pantalons, gère comme il peut ses dégà¢ts des eaux.

Bastien Hernandez n’a pas les yeux revolver de Daniel Craig dans Casino Royale. Il ne dégaine ni Beretta semi-automatique ni Gin tonic, ne s’entoure d’aucune blonde et encombrante potiche. Non, cet agent dormant déguisé en analyste financier grignote des carottes, repasse ses pantalons, gère comme il peut ses dégâts des eaux. Comme vous et moi, il se délasse sur le fameux «Boulivard» tangérois, y croise rarement de mystérieux personnages, plus souvent, hélas, des énergumènes fascinants de platitude ou de bêtise, des pimbêches, des lourdingues dont il se serait allègrement passé. «Eh oui, notre métier, c’est également cela, soupire le narrateur. Entendre des conneries, discuter avec des gens qui vous inspirent du dégoût, partager l’insignifiance des jours et n’être rien que l’oreille à qui on raconte ses petites misères».
Écouter, observer, retenir, recouper et surtout, n’agir que lorsque c’est absolument nécessaire. Voilà à quoi ressemble la mission d’un agent de la direction générale de la sécurité extérieure, la CIA française, surnommée ici la Boîte. Dans le thriller qui nous occupe, Hernandez se voit confier une délicate besogne : surveiller -et saboter- le travail d’une petite communauté d’évangélistes américains fraîchement installés près de Tanger, officiellement pour distribuer des médicaments et des microcrédits à de pauvres villageois, officieusement pour y «connaître l’ennemi». Car quelques semaines après le 11 Septembre, les États-Unis sont fébriles, désemparés. Au Maroc comme ailleurs, ils veulent «promouvoir un modèle de civilisation, une éthique, un style de vie». Or, l’Afrique du nord est «notre zone d’influence» et doit le rester, martèlent les pontes de la Boîte à Hernandez. Commence alors une mission difficile où personne n’affronte personne au poker dans un casino bling-bling ni ne dévale des kilomètres d’escaliers à dos de moto : l’espionnage, c’est, insiste le narrateur, «une affaire de coureurs de fond, une traque austère et astreignante, faite de patiente et de renoncements».
Un Tanger plus vrai que vrai
Pierre Boussel a choisi un style simple et efficace pour dérouler l’intrigue dynamique et les personnages plutôt bien charpentés de son roman, premier d’une série de cinq tomes dédiés aux renseignements français. «La DGSE est une administration d’État qui n’a quasiment jamais été traitée sous une forme romanesque, explique le journaliste et écrivain français. Loin des contingences du factuel, le roman offre un espace de totale liberté pour faire “ressentir” le terrain».
Et faire ressentir Tanger, la ville magnétique qui n’était, pour Hernandez, qu’«un mythe à la con inventé par les lecteurs de Paul Bowles» avant de lui coller à la peau, incurablement. Là encore, les descriptions sont à faible teneur en clichés dégoulinants (chebakia, muezzins, djellabahs, soleil-dardant-les-murs-brûlants-de-la-médina, etc.). D’une plume tout sauf folklorique, Pierre Boussel dépeint avec justesse le Maroc infiniment triste qu’on connaît, celui de la corruption endémique, «budgétisée» par les entreprises désirant s’y implanter, celui des tabous, des hypocrisies, des frustrations, celui des inégalités, des bourgeois locaux d’«une arrogance épouvantable» et des mendiants aux bébés loués. Celui, moins affligeant, plus comique, des expatriés, ces compatriotes que Pierre Boussel prend un plaisir fou à railler, comme ce pauvre libraire, «loser invétéré, comédien à la ramasse» qui, avant de tenir la librairie des Connes (sic) à Tanger, «était réalisateur de films super 8 mettant en scène des natures mortes. Un arbre. Une brouette. Un slip».
Celui, poétique enfin, de Saint-Exupéry (ce paragraphe vous fera sourire) et du retraité cireur au costume italien (celui-là vous bouleversera). Bref, une lecture distrayante, instructive et, par moments, émouvante n
Sana Guessous
«Les Confessions de l’ombre», Pierre Boussel, éditions Kero, 2013, 260 DH.
