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Culture

Touria Jabrane : privé, associations, walis, communes…, tous sont prêts à  aider

Dans sa livraison du 14 mars dernier, «La Vie éco» a fait état des vÅ“ux et des attentes d’un panel d’acteurs du champ culturel marocain vis-à -vis de l’actuelle ministre de la culture. Un carnet de doléances éloquent, dont Touria Jabrane Kraytif a pris connaissance, et auquel elle réagit dans
cet entretien qu’elle a accordé à  notre journal.

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Touria jabrane Ministre de la culture «Dès cette année, les 17 festivals organisés jusqu’ici par le ministère seront confiés aux régions et aux communes.?Cela s’inscrit dans notre stratégie, qui consiste à  ne conserver que des missions de réglementation, de coordination et d’évaluation pour toutes les manifestations culturelles.»

Constamment entre deux avions, deux trains, deux entretiens, la ministre de la culture est rarement disponible. Nous sommes arrivés, tout de même, à  lui voler un peu de son temps. Et ce n’est pas du temps perdu, tant Touria Jabrane s’est prêtée de bonne grâce au jeu des questions-réponses. Nous nous sommes aperçu que les six mois coulés sous les lambris ministériels ne l’ont aucunement changée.
Toujours ce look chic, cette coiffure sage, cette retenue élégante et cette humilité. Rien n’assombrit son humeur, faite d’humour, ni l’ampleur de la tâche à  accomplir ni la maigreur consternante du budget alloué à  son ministère. On découvre une battante, résolue à  ne pas s’en laisser conter par ceux-là  qui considèrent la culture tout juste comme une distraction, que les comptables des deniers publics sabrent en premier chef, ou encore une matière improductive. Elle entend montrer qu’elle est, au contraire, une richesse économique, créatrice d’emplois, et surtout le lien qui fait l’unité d’un groupe et d’une nation. Détrompez-vous!, l’ancienne comédienne ne se fait pas de cinéma. Pour réaliser ses ambitions, elle peut compter sur de nombreuses bonnes volontés et sur une volonté affichée au plus haut sommet de l’Etat.

La Vie éco : Qu’avez-vous ressenti à  l’annonce? de votre nomination aux commandes de la rue Gandhi? ?
Touria Jabrane Kraytif : Quand j’ai appris l’heureuse nouvelle, je suis passée par plusieurs états. Ma réaction première a été l’incrédulité. Ensuite, après m’être assurée que ce n’était pas un canular ou une plaisanterie de mauvais goût, j’ai éprouvé une joie immense mêlée de fierté pour le monde des arts et des lettres, dont ma désignation est un gage de considération de la part de Sa Majesté, soucieuse de faire recouvrer aux créateurs leur dignité. Passé ces moments, après avoir pris la mesure de l’ampleur de la tâche à  accomplir, je me suis retrouvée en proie à  une angoisse irrépressible.

Ce sentiment d’angoisse ne serait-il pas lié à  la disproportion entre les fortes demandes du secteur culturel et la modestie des moyens mis à  la disposition de votre département ?
Certainement. Il est évident que le ministère de la culture ne roule pas sur l’or. Loin s’en faut. Actuellement, il dispose annuellement d’à  peine 361 MDH. Répartis en dépenses de personnel (146 MDH) – nous avons 2 000 agents -, de matériel et d’investissement (131 MDH), et de fonctionnement (84 MDH). Comment peut-on faire tourner décemment un département avec 84 MDH ?

Face à  cette lourde pénalisation, allez-vous baisser les bras ou comptez-vous vous mettre en quête des fonds qui vous font défaut ?
Par nature, je ne suis pas encline à  la résignation. Dès ma nomination, je suis allée à  la rencontre des walis, des maires, des gouverneurs et des élus, afin de les persuader de participer à  l’effort culturel. J’y suis parvenue, ce dont je me réjouis. J’ai fait de même auprès du secteur privé ! Et j’ai obtenu de fondations, de banques et de mécènes l’assurance de leur soutien. Puis, lors du conseil du gouvernement du mercredi 26 mars dernier, j’ai plaidé pour l’implication des autres ministères dans le développement culturel, étant donné que la culture n’est pas l’affaire du seul ministère de la culture, mais de tous les départements ministériels. Mes pairs n’ont pas été sourds à  cet appel. Le Premier ministre non plus, puisqu’il m’a promis une réévaluation graduelle du budget à  partir de 2009. J’ai bon espoir de voir ce dernier atteindre 0,50% du Budget global.

J’espère pour vous que vos espoirs ne seront pas déçusÂ…
Vous faites preuve d’une méfiance que je ne partage pas. En connaissance de cause. J’ai tout lieu de croire que la culture est enfin prise au sérieux par les dirigeants de notre pays. Lesquels sont disposés à  lui fournir les ressources nécessaires à  son épanouissement. J’en ai eu la preuve lorsque ma demande de rallonge de budget a été promptement satisfaite.

Peut-on savoir à  quoi avez-vous employé cette? rallonge ?
A remédier à  des urgences. Je me suis rendu compte, non sans indignation, que beaucoup d’instituts, de musées et de délégations étaient privés d’électricité pour avoir cumulé des arriérés (depuis 2002) de factures. Alors, le ministère en a acquitté une partie afin que le courant leur soit rétabli. Avec une autre partie de la rallonge (50 MDH), nous avons pu pourvoir le théâtre Mohammed V en meilleures installations. Celles existantes étaient défectueuses et surtout indignes de ce temple du théâtre. Enfin, nous avons consacré la somme restante à  la XIVe édition du Salon international de l’édition et du livre (SIEL). Une autre recette éprouvée, susceptible de minimiser les dépenses du ministère de la culture, est la décentralisation.?Y aurez-vous recours ?
Plus que jamais. Dès cette année, les dix-sept festivals organisés jusqu’ici par le ministère seront confiés aux régions et aux communes. Nous y apporterons notre écot, certes, mais notre contribution s’arrêtera là . Cela s’inscrit dans notre stratégie future, qui consiste à  ne conserver que des missions de réglementation, de coordination et d’évaluation pour toutes les manifestations culturelles. L’année prochaine, les activités impulsées par les associations, et dont le ministère se chargeait de part en part, seront entièrement assumées par les associations, avec, cela va de soi, une contribution financière du ministère. A cet égard, j’ai remarqué que certaines associations sont visiblement nanties tandis que d’autres crient famine. Aussi ai-je résolu de réduire le soutien financier de mon département aux premières et de le renforcer pour les secondes.

En Europe, les communes assument parfois jusqu’à  50% du budget culturel du pays.?Qu’en est-il au Maroc ?
Il est impossible dévaluer la participation de nos communes au développement culturel. N’étant contraintes que marginalement à  dépenser pour la culture, beaucoup s’en abstiennent. Les rares qui font cet effort construisent des salles de théâtre ou des maisons de la culture. Ce qui serait louable si elles prévoyaient un budget d’entretien de ces bâtiments. Du coup, ceux-ci se trouvent condamnés à  l’inactivité. En témoigne le destin de ce joyau architecturel qu’est le théâtre de Mohammédia, bâti en dix ans et jamais utilisé. Quand ces édifices, souvent coûteux, sont mis à  contribution, ils font long feu. Un projecteur éclate? Il n’est pas remplacé faute d’argent. Un siège est cassé ? Il n’y en aura pas d’autre. Et le reste est à  l’avenant. Sans compter le fait que ces lieux fonctionnent à  la va comme je te pousse, à  défaut d’une programmation dûment établie. Aussi, sommes-nous en train de convaincre les communes de la nécessité de consentir un budget aux théâtres et maisons de la culture qu’elles créent. Puis de profiter des compétences que nous formons mais que ne pouvons pas recruter parce que nous manquons de postes budgétaires.

Un constat préoccupant : la crise de la lecture.?Avez-vous songé aux remèdes à  même d’enrayer ce mal profond ?
On ne peut apporter un remède à  un mal sans en avoir, au préalable, décelé les racines. Or, toutes les études qui ont été menées sur cette grave question n’y sont pas parvenues. On peut rapporter la crise de la lecture à  la cherté du livre comme à  l’Education qui n’y sensibilise pas ou très peu, ou encore aux médias qui n’en font pas grand casÂ… Pour l’heure, nous n’avons pas eu le temps de nous pencher sérieusement sur ce manque d’appétit pour la lecture. Dans quelques mois, nous organiserons une journée d’études autour de la lecture et du livre, histoire d’y voir un peu plus clair. Lors de la XIVe édition du SIEL, nous avons observé que les enfants, et c’est à  ce stade-là  que l’engouement pour la lecture se développe, ne dédaignent pas le livre pourvu qu’on le mette à  leur portée. Ce qui nous a conduits à  nous concerter avec le ministère de l’éducation en vue de la production, à  moindres frais, de livres qui seront distribués dans les écoles.

Il n’y a pas que le problème de la lecture, il y a aussi l’insuffisance de la production littéraire?.?Quelles solutions pourrait-on envisager pour encourager la création ?
La production littéraire est quantitativement insuffisante. Cela n’est dû ni à  une panne d’inspiration de nos écrivains ni à  l’absence de talents. Nous en avons en nombre appréciable. Le problème réside dans l’état de l’édition. Celle-ci, de même que la librairie, vivotent, à  cause de la pénurie de lecteurs. Le ministère aide déjà  les éditeurs, en les soulageant, pour moitié, des frais d’édition. Nous irons encore plus loin, en faisant en sorte que les livres soient fabriqués moyennant un coût modeste, et, par conséquent, vendus à  un prix modique. Ce qui permettra aux lecteurs de se réconcilier avec le livre, aux éditeurs et aux libraires de ne plus faire grise mine et aux créateurs de créer à  leur guise.

Pour encourager les écrivains à  plus de créativité, ne serait-il pas utile, comme le suggèrent certains, de leur accorder des bourses qui favoriseraient leur disponibilité à  l’écriture ?
Cette suggestion est intéressante, d’autant que l’octroi de bourses à  la création se pratique, avec bonheur, dans certains pays. Nous allons y recourir certainement dans l’avenir. Ce n’est pas une vaine promesse.

Passons à  un registre qui vous est cher, celui du théâtre.?Il est affligeant de voir les salles se raréfier à  mesure que les troupes théâtrales fleurissent…
C’est à  la fois vrai et faux. Ce ne sont pas les salles de théâtre qui manquent. Il en existe à  foison. Mais la plupart, comme j’ai dit tout à  l’heure, ne sont pas opérationnelles. Il faudrait que les communes s’emploient à  les rendre utiles. En attendant, le ministère ne lésine pas sur ses dépenses et sur ses efforts pour accroà®tre le nombre de lieux o๠les hommes de théâtre puissent s’exprimer. Deux théâtres sont en voie de construction dans l’Oriental, un autre sera prêt dans quatre mois à  Al-Hoceima. Nous avons la promesse émanant de bonnes volontés de voir bientôt bâtie une salle dédiée aux étudiants de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC). Casablanca, qui a été frustrée d’une vraie salle depuis la démolition du théâtre municipal, sera pourvue dans moins de trois ans d’un lieu magnifique. Le terrain est déjà  acquis, le coût assuré pour moitié et les travaux vont commencer début 2009.

Vous avez hérité du Fonds de soutien à  la production théâtrale.?Comment allez-vous le gérer ?
Effectivement, le fonds de soutien est un acquis considérable sur lequel je ne reviendrai jamais. Au contraire, je souhaite le faire fructifier. D’abord, en majorant, dans la mesure du possible, l’enveloppe financière du fonds. Ensuite, en ramenant les tranches versées de cinq à  trois cette année, puis à  deux en 2009. Ainsi, les bénéficiaires ne seront pas à  court d’argent pour terminer leur Å“uvre. Enfin, en assurant aux pièces davantage que la dizaine de représentations auxquelles elles étaient astreintes. J’aimerais que le théâtre renaisse, réoccupe la scène comme dans son passé glorieux. Les signes de sa résurrection sont déjà  patents. Pas moins de 15 pièces ont été jouées à  l’occasion du SIEL. Vingt-deux étaient prêtes pour la journée mondiale du théâtre. Elles ont voyagé jusqu’aux confins du pays. Et le meilleur, pour le théâtre, est à  venir.

L’essentiel de l’insignifiant budget consenti au ministère de la culture est destiné à  la préservation du patrimoine?.?Pourtant ce dernier demeure dans un triste état…?
Si le patrimoine n’est pas à  l’abri de l’usure du temps ni de la convoitise des prédateurs, c’est parce que les moyens de mener une politique de protection consistante ne sont pas suffisants. Et cela malgré le concours de l’Unesco, de la communauté autonome d’Andalousie ou des collectivités locales. Tant que nous ne disposerons pas de ressources substantielles, les casbahs et les riads menaceront ruine, les portes des demeures anciennes seront mises aux enchères à  Londres ou à  Paris et les gravures rupestres pillées pour être revendues à  vil prix.

On a le sentiment qu’un des spectacles vivants, qui est la danse ou la chorégraphie, n’a jamais suscité l’intérêt des ministres qui se sont succédé jusqu’ici.?Prendrez-vous exemple sur vos prédécesseurs ou pensez-vous accorder plus d’attention à  ce secteur ?
Je n’ai pas à  juger l’attitude de mes prédécesseurs, si tant est qu’ils aient réellement négligé la danse et la chorégraphie. Ces deux arts ne sauraient être négligeables, puisque nos concitoyens, et pas seulement les plus fortunés, en sont passionnés et s’inscrivent ou inscrivent leurs enfants dans les instituts et centres qui y initient. En tant que ministre, en charge de la culture dans toutes ses composantes, je traiterai ce spectacle vivant sur le même pied que le reste. D’ailleurs, je suis heureuse que le chorégraphe Lahcen Zinoun ait conçu son projet de centre de danse. Il nécessitera un coût faramineux, mais je suis sûre qu’on trouvera les moyens de le réaliser.

Pour clore, que sont devenus les grands chantiers annoncés ?
Si vous faites allusion à  la Bibliothèque nationale, au Musée d’art contemporain et à  l’Institut supérieur de la musique et de la danse, je peux vous certifier que leur construction est en bonne voie. Ils verront le jour dans deux ans. J’ajouterai qu’un musée de la paléontologie sera créé dans l’ancienne maison de Lyautey, qui appartenait au ministère de l’intérieur et qui vient d’être cédée au ministère de la culture.