Culture
Timitar IV, sous le signe de l’Afrique !
Du 4 au 7 juillet s’est tenue la quatrième édition de Timitar, à Agadir. Avec ses 40 concerts
et ses 400 artistes, souvent triés sur le volet, ce rendez-vous annuel a été à la hauteur de son excellente réputation. Une mention spéciale à la chanson «engagée» qui a enflammé le public.
En cette matinée dominicale qui suit la clôture de Timitar IV, les festivaliers, parmi les passagers du vol Agadir-Casablanca, se reconnaissent à leur air défraà®chi. Ils sont loin d’être frais comme des gardons. Effet peu reluisant d’une nuit furieuse, passée sous un déluge de décibels. «J’ai accompagné mes enfants au concert d’un groupe que je ne connaissais pas, Amarg quelque chose, je crois, sur la scène Bijaouane, o๠j’ai fait la folle, malgré mon âge et à ma grande honte. Puis je suis retournée à la place Al Amal pour assister au concert de Izenzaren, histoire de retrouver le bon vieux temps. A 4 h, ils n’avaient pas encore commencé. Mais j’ai tenu le coup jusqu’à effondrement», nous confie une quinquagénaire bon chic bon genre.
Dix heures quotidiennes de musique à la place Al Amal, six autres à Bijaouane
Si l’on doit absolument chercher par quoi la quatrième prestation de Timitar a péché, c’est du côté de l’abondance qu’on le trouverait. Tenez-vous bien ! dix heures vespérales de musique à la place Al Amal, six autres à Bijaouane. De quoi mettre les esgourdes à rude épreuve. Exultante épreuve, plutôt, qui n’a d’autre but que d’apaiser la fringale de musique des Soussis. Anouar, jeune bazariste nous dit : «Tous les Gadiris sans exception attendent avec impatience ce rendez-vous annuel. Ici, le climat est clément, pourtant nous sommes obligés de rentrer chez nous très tôt, vu que rien ne se passe dans notre ville. Imazighen ont la musique dans la peau, mais il ne leur est pas permis d’en assouvir le désir, sauf pendant le festival Timitar».
Il n’est pas étonnant alors de les voir envahir la place Al Amal plus d’une heure avant le début des réjouissances. Bravant les dards d’un soleil fantasque qui ne perce qu’au moment o๠il amorce son déclin. S’installant, faute de place, aux abords de la scène. Paressant, oreilles en éveil, à la terrasse des cafés qui bordent le boulevard Hassan II et l’avenue Prince Sidi Mohammed. Ceux qui, pendant les concerts, besognent, ne tiennent pas à perdre une miette du banquet. Alors, ils se mettent sur la fréquence de Radio Plus du sympathique Abderrahmane Eladaoui, qui a eu la lumineuse idée de diffuser en «live» le festival.
Une affluence littéralement innombrable que ne parviennent pas à contenir les deux sites prévus à cet effet, d’autant que le théâtre de verdure n’a pas été mis à contribution cette année. «Le festival prend une ampleur inattendue. Il attire des centaines de milliers de spectateurs, qui le suivent parfois dans des conditions inconfortables. La place Al Amal et la scène Bijaouane ne suffisent plus. Il faudrait que nous songions à solliciter le théâtre de verdure et à renforcer la capacité d’accueil de Timitar par la création d’un quatrième espace», estime Brahim El Mazned, l’infatigable directeur artistique de Timitar. Ce ne serait que justice rendue au public soussi, tant il est remarquable. Il est la véritable vedette de Timitar, se réjouit El Mazned. On ne saurait en disconvenir quand on le voit dansant sans mesure, chantant à tue-tête, répétant les refrains dans des langues qui lui sont parfois inconnues et ovationnant frénétiquement les artistes méritants. Cela sans la moindre incartade.
Manu Dibango et d’autres porte-voix des laissés-pour-compte
L’ouverture gadirie, dans la soirée du mercredi 4 juillet, à la place Al Amal, est réduite à sa plus simple expression. Pas de cérémonie. Ce qui a évité au public l’enfilade de laà¯us soporifiques de mise et le spectacle peu ragoûtant d’effigies du quant-à -soi. Un présentateur, toujours le même bloc monolithique, décline, en amazigh et en arabe, le menu apprêté. Ensuite, on va droit à l’essentiel, comme dit la pub d’un hebdomadaire réputé. En guise de prélude, Ahwash Imidr qui, en vingt-cinq minutes, réussit à réveiller une foule encore assoupie du fait d’une bronzette prolongée. Après cette mise en bouche prometteuse, c’est à un entremets aussi insipide qu’une glace à la vanille que nous avons eu droit.
Le rock du bled proposé par Boukakes, pâle réplique du fameux Orchestre national de Barbès, laisse de marbre. Le bassiste et le batteur, seuls instrumentistes à tirer leur épingle du jeu, ont beau se dépenser, le chanteur a beau caresser le public dans le sens du poil amazigh, et à enchaà®ner les reprises d’airs familiers tels que Azinna jibi atay, Dour biha chibani, Ayli hbibi fin houwa, ils sont accueillis par un silence sépulcral, avant que quelques maigres applaudissements ne signalent au plus grand nombre que le tour de chant des Boukakes est bel et bien fini.
Rays Ahmed Bizmaouen fait mieux que tirer la foule de sa somnolence, il l’enflamme carrément. Pas seulement en raison de son appartenance amazighe, mais en considération de son art consommé du chant poétique, d’o๠sourd une diatribe sociale portée à incandescence au fil de sa chanson, Ajdig nk allouz ifgijak ou Ameln. Pendant que les DJ Big Buddha et Dennis Dezenn meublent gaiement l’intermède, photographes et journalistes s’en vont cueillir au vif l’imposant Manu Dibango. Arborant un sourire aussi large que sa carrure, il se prête au jeu des questions-réponses sans jamais prendre la pose de la vedette incommensurable qu’il est. Cette humilité confondante nous éblouit. Le concert qu’il donnera le sera davantage.
Accompagné par la diva indienne Susheela Raman, le divin camerounais fait d’emblée vibrer le public, qui se déchaà®ne au fur et à mesure qu’il augmente le tempo. Par gratitude envers ses propres icônes, il leur rend hommage : Les rues d’Antibes à Sidney Bechet, Big Blow à Fela, Duke in Bushland à Duke Ellington. La majeure partie de l’assistance ignore les Å“uvres de Dibango, cependant elle applaudit à tout rompre, s’enthousiasme, se transporte. Et lorsque le merveilleux saxophoniste entonne son chef-dÅ“uvre, Soul Makossa, c’est le délire dans les rangs. La foule est chauffée à blanc, l’ensemble sénégalais Africando attise encore plus ce feu qui a pris dans les corps avec sa salsa torride à souhait. Et quand Idbassaà¯d monte sur scène, il est accueilli avec une ferveur inexprimable. En digne épigone des Rways, ce troubadour des temps modernes cisèle des paroles qui vous prennent par le bout du cÅ“ur. Par surcroà®t, elles sont servies par une musique mêlant joyeusement styles traditionnel et moderne. La foule en est ravie, et le montre.
Rays Ahmed Bizmaouen, Manu Dibango ou Idbassaà¯d, en dépit de leurs différences, s’unissent dans un égal souci, celui de se constituer en porte-voix des laissés-pour-compte, des désespérés, des tyrannisés et des faillis de la vie. Ils mettent ainsi en Å“uvre et en acte leur conviction selon laquelle l’artiste ne doit pas s’isoler dans une tour d’ivoire, mais, selon le mot de Camus, «émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes». Cela sans qu’il se mette au service d’une cause quelle qu’elle soit. L’artiste doit être «embarqué» dans son époque, comme dirait Blaise Pascal. Cette conviction est partagée par les promoteurs de Timitar IV, lesquels ont convié une kyrielle de musiciens «engagés».
Abdelhadi Belkhayat au meilleur de son art, au grand bonheur des nostalgiques
Avec les Rways (Bizmaouen, Ahmed Oumast, Fatima Titrit, Fatima TabaâmrantÂ…), ce sont les maux de tous les jours qui sont chantés dans des mots enchanteurs. Manu Dibango est le chantre brillant de l’africanité. Tiken Jah Fakoly, l’Ivoirien en tresses, fulmine contre les puissances qui ont mis l’Afrique dans un état de détresse. Hoba Hoba Spirit, devenu une véritable idole des jeunes et des moins jeunes, incendie avec un humour saisissant notables véreux, fonctionnaires corrompus, pollueurs invétérés et toute engeance criminelle. Djura, sertie d’une flamboyante tenue, s’attaque, avec une étonnante douceur, aux fossoyeurs de l’identité kabyle, revendique sa dignité de femme et rabat le caquet aux machistes. «Sachez que c’est de moi que vous êtes nés», leur rappelle-t-elle.
Bigg, autre phénomène très enveloppé, fait feu sur le chômage, la prostitution, la corruption, le terrorisme et la censure. Gilberto Gil, le ministre brésilien chantant, enrobe des paroles incisives, dans des rythmes aussi divers que la bossa nova, la samba, le bayone ou le jazz. Enfin, Nass El Ghiwane, plus mordants que jamais, mettent le couteau sur les nombreuses plaies de la société marocaine.
Les musiciens «engagés» ont été le plus fêtés par une foule compacte au point qu’il fallait jouer des coudes pour se frayer un passage. Femmes en voile, hommes en djellabas, adolescents en jeans, minettes nombril à l’air, messieurs bien sapés, dames en tailleur s’improvisaient à l’unisson chÅ“ur pour leurs chants. A l’exception des Boukakes, de Saà¯da Charaf qui, pour avoir opté pour le registre oriental, s’est fait copieusement huer, et de Natacha Atlas, dont la reconversion dans la variétoche sirupeuse déplaà®t fortement, les autres artistes n’ont pas démérité. Loin s’en est fallu.
Et l’on retiendra la prodigieuse prestation de l’inoxydable Abdelhadi Belkhayat. Sa voix modulable à l’infini enchante toujours. Ses chansons n’ont pas pris une ride. Dans la soirée du jeudi 5 juillet, ont défilé ces purs bonheurs que sont Ya bant nnas, Ya mahboubi, Tbib ou jarhi ma âandou dwa, Qitar lhayat, Ya dak liinsan, devant un public conquis, au milieu duquel se distinguaient les nostalgiques d’une époque o๠l’on savait chanter juste et émouvoir intensément. A l’image de ce Timitar IV sans dissonance, ou presque.