Culture
Tempête sur les tréteaux: Khiari vilipende Ajil
Quatre ans après son départ de Masrah Al Hay, Mohamed Khiari sonne
une charge féroce contre l’un des fondateurs de la troupe.
Détournements, à l’époque de la gloire, concurrence
déloyale vis-à-vis de sa propre troupe… Pour l’accusé,
ce ne sont que balivernes.
Mohamed Khiari et Abdelkhalek Fahid ? Ils font partie de l’histoire de Masrah Al Hay, l’une des troupes les plus en vogue ces dernière années et pourtant… Il semble que l’histoire aurait laissé derrière elle des cadavres. Quatre ans après le départ des deux comiques, Khiari, dans un entretien accordé à notre confrère «Al Bidaoui», le 3 juillet s’en prend à ses ex-compagnons de gloire. Et le moins qu’on puisse dire est que dans sa charge l’accusateur n’y va pas avec le dos de la cuillère avec les deux fondateurs de la troupe. Le ton délibérément plaisant ne parvient pas à adoucir la férocité du réquisitoire. Mohamed Foulane serait un directeur prévaricateur, Abdelilah Ajil en serait le sbire zélé, et toute la troupe, recomposée après le retrait de Khiari et Fahid, est taxée de médiocrité envieuse. S’improvisant procureur, Khiari étrille, dézingue l’image de ses anciens compagnons d’armes. Pourquoi tant de haine ?
Quand ils travaillaient ensemble, les représentations se donnaient à guichet fermé
Nous sommes en 1995. Masrah Al Hay commence à s’essouffler. Il lui faut du sang neuf. Larbi Batma, du groupe Nass Al Ghiwane, le lui apporte sur un plateau en la personne d’un comédien doué dont le talent ne demande qu’à éclater : Mohamed Khiari. Grâce à ce bateleur impayable, maître de l’art de la rue, diplômé ès grimaces et contorsions ébourrifantes, et à ses complices – Nourreddine Bikr et Abdelkhalek Fahid -, la troupe acquiert une dégaine juvénile et pétillante. Les représentations sont endiablées. Une théâtralité de bon aloi s’épanouit qui plonge le spectateur dans une atmosphère jubilatoire où la légèreté n’exclut pas la gravité. Al Aâql wa ssabbourra, Hassi massi et Charrah Mellah, véritable spectacles-capharnaüms, traquent les gangrènes sociales, depuis la corruption jusqu’à l’émigration clandestine, en passant par le chômage et la faillite de l’enseignement, à coups de parodie, de satire et de pitrerie.
Toutes les représentations se donnent à guichets fermés. Les spectateurs se disputent les billets au marché noir. Les recettes atteignent des sommets inconnues jusque-là dans le paysage théâtral marocain. Les tournées s’enchaînent et la troupe est sur un petit nuage. Elle en redescendra brutalement, après la sortie de Hab ou Tben, en 1999. La pièce ne manque pourtant pas d’attraits. Ecrite par Mohamed Kaouti, à la fois dans la veine d’un réalisme éprouvé et dans le registre de la pure joie de jouer, elle pointe, de manière saisissante, les artifices électoralistes en vigueur sous nos climats. Coup de théâtre : à peine entamée, sa carrière s’interrompit. Pis : la troupe se disloqua. Khiari et Fahid prirent leurs cliques et leurs claques. Masrah Al Hay fut englouti dans les sables. Il refit surface, trois ans après, sous un nom imperceptiblement mais éloquemment rectifié : Al Masrah Al Hay («le théâtre vivant»).
Le directeur de Masrah Al Hay aurait détourné 440 000 DH
Pourquoi la troupe a-t-elle vacillé sur ses bases ? Longtemps, comme s’ils s’étaient donné le mot, les acteurs de cette lamentable comédie se sont engonçés dans le mutisme. Jusqu’au jour où les dissidents, Khiari et Fahid, formèrent leur propre troupe, Masrah Labsit. A les entendre, ils se seraient retirés à la suite d’une confidence de Ajil selon laquelle Foulane, directeur de Masrah Al Hay, aurait confondu la caisse de la troupe avec ses propres poches en détournant la coquette somme de 440 000 DH.
Khiari, lui, enfonce le clou. Ajil et Foulane auraient toujours agi avec l’argent à leur guise, ils se seraient partagé le gâteau en leur abandonnant les miettes: 1 500 à 3 000 DH par représentation alors que la recette dépassait les 120 000 DH. Non content de planter seulement des banderilles, l’accusateur porte l’estocade. Il présente Al Masrah Al Hay comme une sorte de meute hurlante, répandant son fiel sur les membres de Masrah Labsit, à seule fin d’en entraver la «marche triomphale».
«Nous avons décidé de nous passer de Khiari, pourquoi voudrions-nous le faire revenir ?»
«A qui leur prête une oreille complaisante, ils répètent que nous faisons du n’importe quoi, que nos spectacles sont mal ficelés, que nos pièces sont d’un piètre niveau. Or nous faisons de 800 à 900 entrées, pendant qu’ils n’en dépassent pas la quarantaine», affirme Khiari, qui ne comprend pas «l’acharnement» dont ferait preuve la direction de Al Masrah Al Hay. «Quand nous avons annoncé que nous allions nous produire au cinéma Ritz, à Casablanca, ils se sont empressés de louer, pour la même soirée, une salle qui s’en trouve à 30 mètres», se plaint-il. «Ce qu’ils visent par leur comportement, c’est de nous mettre à genoux. Grâce à Fahid et à moi, Ajil et Foulane ont fait leur beurre. Ils n’admettent pas que nous volions de nos propres ailes. Ils font tout pour que nous retournions dans leur giron». Khiari ne se fait pas faute d’allonger à l’infini la litanie, lapidant, crucifiant, dépeçant, écartelant le couple Ajil et Foulane, dans un élan revanchard inouï.
A la parution des confessions «assassines», la riposte attendue ne vint pas. Ajil et Foulane, apparemment non désireux de mettre de l’huile sur le feu, s’abstinrent de répondre à ce qu’ils considèrent comme de la «provocation gratuite». «On nous a conseillé de réagir. Nous avons pris le parti de nous taire. A quoi bon entrer dans le jeu d’un individu aigri dont les déclarations sont un tissu de mensonges ?», nous dit Ajil.
Quand ils ont appris que nous nous produisions au Ritz, ils ont loué une salle à 30 m de là…
Jamais, au grand jamais, il n’aurait soupçonné son ami de toujours, Foulane, d’une quelconque malversation. «Il est vrai que j’ai exigé de Foulane, à un certain moment, qu’il nous révèle les comptes de notre troupe, non par défiance mais par simple souci de transparence. Ils étaient limpides et il n’y avait pas l’ombre d’un doute sur l’intégrité de notre directeur administratif. Je ne sais pas ce qui a poussé Khiari à prétendre que j’ai accusé ce dernier de détournement. Cela n’engage que sa conscience».Dans la foulée, Ajil démonte toutes les pièces du procès intenté par Khiari. Ainsi pour son amertume d’avoir été toujours payé chichement : «Khiari se plaint d’avoir reçu un cachet de 3 000 DH. Je précise d’abord que celui-ci s’élevait à 5 000 DH. Et si Foulane et moi touchions davantage, c’est parce que nous assumions des responsabilités administratives et artistiques, par surcroît à notre activité de comédiens». Ne cachant pas qu’il a été meurtri par les attaques de Khiari contre Al Masrah Al Hay, il poursuit: «Khiari nous accuse de vouloir barrer le chemin à Masrah Labsit. Il n’en est rien. Il faut savoir que c’est nous qui avons décidé de nous passer de ses services. Comment alors peut-il prétendre que nous manœuvrons pour que son théâtre échoue et qu’il nous revienne ? D’ailleurs, notre troupe, contrairement à ce qu’il avance, ne se porte pas mal. En tout cas, pas plus mal que les autres. Bien sûr, nous tournons autour de 300 spectateurs, soit le tiers de ce qu’on fait habituellement. Mais cela est dû à la succession d’événements tragiques qui détourne les spectateurs des représentations théâtrales». Rideau.
Voilà. D’un côté, un accusateur, Khiari, de l’autre, un des accusés, Ajil. Deux discours contradictoires, fermes, obstinés. Auquel des deux ajouter crédit ? Nul ne peut savoir. En somme, aucun vainqueur, mais un grand perdant : le théâtre qui, maintenu sous perfusion, se serait bien passé d’une querelle aussi stérile