Culture
«Serrek f bir» et autres secrets de Jihane Bougrine
Elle s’apprête à dévoiler le premier single de son deuxième album. Elle parle de sa nouvelle création, de la musique au Maroc et de ses projets à venir.

Votre single «Serrek f bir» sort en ce début 2018. Quel message voulez-vous communiquer à travers cette chanson et à quoi doit-on s’attendre côté musique ?
C’est le premier single du nouvel album qui est prévu pour février 2018 ! C’est une ballade rock électro qui devient presque marocaine avec les sonorités du luth et les paroles en darija. Je reprends les expressions marocaines qui font la richesse de notre langue pour dénoncer ce qui ne va pas chez nous, au quotidien. Ce problème de communication entre les gens, même les plus proches. Surtout les proches. Paradoxalement, nous sommes les premiers à vider nos sacs à de parfaits inconnus quand on n’en peut plus. Cet album, c’est un peu le regard à la fois doux et dur d’une Marocaine sur la société dans laquelle elle vit, ses tribulations, ses hauts et bas, ces petites choses du quotidien qui nous surprennent encore ou ces aberrations qu’on ne voit plus tellement on les a intégrées. Côté musique, chaque chanson nous emmène dans un univers musical différent selon les paroles et ce qui nous disent les mots. Il faut s’attendre à être surpris à chaque fois, puisque le seul lien c’est la touche marocaine et maghrébine à travers nos instruments phares et à travers la langue.
C’est le premier titre de votre deuxième album qui compte sept chansons. Pourquoi ne pas sortir tout l’album d’un coup ?
En 2018, ce n’est plus une bonne idée de sortir un album d’un coup. A mon grand regret, il est fini le temps où l’on s’attardait sur un album du début jusqu’à la fin et où l’on dégustait la chanson numéro 1 jusqu’à la 10, avant de choisir nos préférés, celles qu’on allait le plus réécouter ! En 2015, en sortant mon album d’un coup, choix du producteur à l’époque que je ne partageais pas, les chansons n’ont pas eu l’intérêt escompté et se sont perdues sur le Net. Cette fois-ci, le groupe et moi préférons dévoiler chanson par chanson tout au long de l’année, avec une vidéo qui illustre l’univers du morceau. Le public est à la fois exigeant et impatient. C’est Internet qui a imposé tout cela, nous ne pouvons que suivre…
Que traitent les autres chansons et dans quel style/registre s’inscrivent-elles ?
Les chansons sont le reflet d’une âme, d’un vécu. Mes chansons racontent le quotidien d’une Marocaine, d’une Maghrébine, d’une Arabe, d’une Africaine dans le monde d’aujourd’hui. D’une binationale dans un Maroc qu’elle aime, mais qu’elle a du mal à reconnaître parfois. Malgré une touche résolument optimiste, je raconte ma philosophie de vie, mes hauts et mes bas. En espérant que cela puisse parler à d’autres personnes. C’est de la world music : même ce terme veut tout et rien dire en même temps. L’idée est de faire voyager des mots en darija sur des rythmes du monde, selon les envies du morceau. J’ai la chance de travailler avec des musiciens d’exception qui sont sur la même longueur d’onde que moi. Nous avons la même vision. Nous créons ensemble, je m’occupe des idées premières et des paroles, ils proposent les arrangements, retouchent les chansons. Ils interviennent aussi dans les paroles lorsque ce n’est pas logique. C’est un réel travail d’équipe !
Y a-t-il une grande différence par rapport à votre premier album ?
C’est une continuité, je pense. Cet album pour moi est le premier, parce que c’est celui que j’assume le plus. C’est l’album de la rencontre avec des musiciens formidables qui me comprennent et lisent en moi. Le guitariste Taha Sehaqui et le batteur Ayoub Harti apportent leur touche rock, le bassiste Kamal Roufi donne une dimension sophistiquée funky – bossa, le pianiste Salim Ammor est Pop Electro moderne et Zakaria Masrour, le luthiste multi-instrumentaliste a cette âme arabe qui sait puiser dans le folklore marocain. Du coup, les chansons passent du reggae au rock, en passant par la bossa, salsa, chaabi . Parce que le Marocain est comme ça, ouvert à tout. Cet album, par rapport au premier, est celui de la rencontre, de l’osmose et je laisse exprimer les envies sans restriction aucune, sans besoin de rentrer dans une catégorie ou un genre. J’ai une voix jazzy, mais je suis une rockeuse dans l’âme. C’est pour cela que je tenais à reprendre certains morceaux de l’album précédent qui, à mon sens, n’avaient pas été travaillés correctement et ne reflétaient pas ma réalité. Mon seul regret, par rapport au premier, c’est de ne pas avoir rencontré mes musiciens avant. Mais il faut dire que «Loon bladi» m’a mise sur leur chemin, et j’en serai éternellement reconnaissante à ce premier opus pour cela…
Chanter en darija est-il devenu une obligation pour les artistes qui chantent de la world music au Maroc?
Je ne pense pas que ce soit une obligation. C’est un devoir plutôt. Nous avons trop longtemps eu honte de cette langue incompréhensible par nos voisins. Alors que c’est faux. La darija est belle et des groupes comme Hoba Hoba Spirit, H-Kayne , Fnaire, Darga, ont ouvert «la voix». L’âge d’or des années 70-80 l’a fait également, mais avec plus de poésie comme Nass El Ghiwane, Abdelhadi Belkhayat, Latefa Raafat, pour ne citer qu’eux. Mais la nouvelle génération chante comme elle parle dans la rue. Ses artistes ont su prouver qu’on n’avait pas à imiter l’Orient ou l’Occident pour faire passer le message. Mais il est important que cela se fasse naturellement et sans pression aucune. Je ne me suis jamais sentie capable d’écrire en darija. Cela s’est fait naturellement à mon retour au Maroc en 2010. Je ne me serais jamais obligée. Si les mots sortent en français ou en anglais, je laisse faire… On ne calcule rien dans la musique. On ne devrait rien calculer ! Aujourd’hui, on fait plus de calculs que de musique…
Il y a souvent cette fierté qu’ont les auteurs compositeurs à dévoiler leurs créations. Cela vous fait quoi d’être auteure compositrice, surtout au Maroc où la plupart des chanteurs se contentent de chanter ?
J’ai peur ! (Rires). C’est effrayant de se mettre à nu, de se dévoiler. Ecrire a toujours fait partie de ma vie. A un moment de ma vie, je me voyais écrire pour les autres seulement. Etre au devant de la scène n’a jamais été une priorité, mais elle s’est imposée à moi et j’ai suivi mon étoile! Je respecte également les interprètes, c’est une force de s’approprier des mots, une chanson. Je ne sais pas si j’en serais capable.
L’environnement musical marocain est-il propice aujourd’hui à la création? Ou est-ce que la culture mainstream asphyxie toute création originale ?
C’est une très bonne question… Je pense que nous sommes dans un système où l’on nous pousse à être pareils, à faire du copier/coller pour passer à la radio ou à la télévision. Lorsque l’on regarde la TV ou qu’on écoute la radio, ce sont toujours les mêmes qui passent. Parce qu’ils ont compris comment fonctionnait le système. Le mainstream est roi et ce qui est triste c’est que les médias pensent que c’est ce qui plaît au public, alors que c’est faux. Le public est bien plus ouvert, il écoute de tout et cela se sent quand nous faisons des scènes. Il faut se battre dix fois plus pour proposer une création originale, il faut la défendre, convaincre, alors que si on opte pour le mainstream, c’est presque automatique. C’est pour cela que plusieurs artistes flanchent et choisissent la voie de la facilité. L’artiste marocain est face à un dilemme permanent : rester fidèle à lui-même sous peine de voir sa musique rester dans les tiroirs ou alors s’aligner au mainstream sous peine de se trahir. L’environnement musical marocain prône le divertissement au détriment de l’art. Mais, heureusement, c’est en train de changer…
Vous avez fait plusieurs festivals dernièrement. Vous sentez-vous plus à l’aise en live ?
Oui ! Je pense être une chanteuse live, je suis plus à l’aise sur une scène devant des gens, à être nourrie d’une belle énergie, que dans un studio coupée de tout. Et puis la part d’imprévu, d’improvisation lors d’un live est tellement enrichissante. Et la synergie qu’il y a avec les musiciens, la magie du moment n’ont pas de prix…
Pensez-vous pouvoir conquérir un public en dehors du Maroc à travers votre musique ?
J’espère ! Même si on ne pense pas à cela lorsque l’on compose ou on écrit. On essaie juste d’être le plus sincère possible et le plus fidèle à l’artiste qui est en nous. Si je pouvais toucher le maximum de personnes à travers ma musique, même les gens qui ne comprennent pas la langue, je serais la plus comblée !
Quels sont vos projets dans un futur proche ?
Sortir le premier single avec une vidéo, faire le plus de scènes possibles, au Maroc et ailleurs, et faire vivre cet album le plus possible. Avec mes brillants musiciens, nous sommes déjà en train d’écrire de nouvelles chansons. Nous voulons vraiment prouver qu’il n’y a pas que le mainstream qui marche dans ce beau pays riche et divers…
