Culture
Saà¢d Ben Cheffaj, le mythe du peintre
Ses oeuvres sont exposées à la galerie d’art l’Atelier 21, jusqu’au 4 juin.
Le peintre emprunte à la mythologie grecque ses personnages légendaires et s’approprie leur histoire.
Il aborde le nu comme on ne l’a jamais fait dans la peinture au Maroc.

Il déconstruit la mythologie grecque, la redessine et s’approprie son histoire. La vie et la mort des figures légendaires s’annihilent ou ressuscitent dans les tableaux de Saâd Ben cheffaj, Le rapt d’Europe, Danseuse crétoise, La cérémonie du temple, La course de Pélops et Oenomaos… La série de tableaux que le peintre expose à la galerie d’art l’Atelier 21, jusqu’au 4 juin, nous raconte une nouvelle histoire méditerranéenne. Des scènes qui peuvent paraître élitistes et codées pour qui n’a pas lu la mythologie grecque. Mais Ben Cheffaj offre d’autres clés de lectures, c’est ce qui fait la force de ses reconstructions. Il suffit, en effet, de s’éloigner de toute intellectualisation du sujet et de suivre tout simplement son instinct. C’est ce que semble proposer l’artiste. Car aborder des mythes aussi anciens que celui de Loth ou Le peintre et son modèle (un mythe fondateur de la peinture), qui ont été tant de fois évoqués dans la peinture, demande un soin extrême ou seulement de l’écoute ! Si la peinture de Ben Cheffaj prend racine dans le passé, elle raconte, par contre, une histoire présente. «Indépendamment de la Grèce antique, les peintures de Ben Cheffaj secouent, interpellent leur vis-à-vis. Elles ne nous plongent pas dans une époque ancienne mais nous enracinent dans l’ici et maintenant», relève Aziz Daki, galeriste et critique d’art.
Sa muse, la Méditerranée…
Pour accéder à la signification implicite d’un des tableaux de Ben Cheffaj, il faut prendre le temps de le lire. Chaque figure, chaque corps, chaque couleur nous renvoient consciemment ou inconsciemment vers des repères, vers la vie de tous les jours. L’artiste a sorti le mythe des voies traditionnelles. Du coup, il est devenu plus réel, car fantasmé. L’effet de dramatisation prend tout son sens par le trait appuyé, par des contours exagérés, des couleurs mélangées. Les formes anciennes se sont épuisées : seul antidote à la mort du mythe, en proposer de nouvelles et une réécriture de l’histoire. Le plasticien raconte ces mythes anciens sans être d’aucune ascendance. Ben Cheffaj a ses propres références et emprunte seulement des éléments à l’imaginaire méditerranéen. Il est profondément méditerranéen.
Dans les corps découpés, dans l’alliance des cercles et des cubes, rien de rassurant, c’est-à-dire de compréhensible. L’œil se dirige instinctivement vers le titre des tableaux. C’est de la mythologie dont il s’agit, de mythologie grecque. Orgie des corps, fantasmes…Ben Cheffaj nous invite dans ses rêves. Il y a tout le temps quelque chose de surréel et d’onirique dans ses compositions. L’on passe alors d’un tableau à un autre, cherchant le fil conducteur de l’exposition, le fil d’Ariane qui permet de se repérer dans ce monde qu’on aborde pour la première la fois. Chaque figure, chaque corps qu’il dessine, chaque forme qu’il aborde nous renvoient à une référence ancienne, et, cependant, à une histoire nouvelle que personne n’a abordée auparavant puisqu’elle est tout simplement la sienne ! On peut dire que le peintre n’a pas d’émules tellement sa peinture porte son empreinte.
Un diplôme de professeur des beaux-arts dans les années 60 déjà
L’artiste est demeuré toute sa vie profondément attaché à sa terre, à la mer. Ben Cheffaj n’a jamais quitté sa ville natale, sauf pour des obligations de travail et d’apprentissage. Né à Tétouan en 1939, il fréquente l’école des beaux-Arts de Séville en 1957 et poursuit des cours d’histoire de l’art à l’école du Louvre de Paris. Il reviendra plus tard en Espagne pour y décrocher son diplôme de professeur de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts à «Santa Isabel de Hungria». Il retourne chez lui en 1965 pour enseigner l’histoire de l’art, le dessin et la peinture à l’Ecole des Beaux-Arts de Tétouan, il y dispense toujours ses cours. Aujourd’hui, le peintre a 71 ans et continue d’être ce qu’il a toujours été : un homme discret et un grand peintre. «Ben Cheffaj n’a pas le culte naïf de la mode. C’est un solitaire qui quitte rarement sa ville natale, Tétouan, à laquelle il est aussi attaché que Diogène à son tonneau. Cela fait des années qu’il poursuit son chemin, en marge de ceux qui veulent être in ou ne ratent pas une occasion pour faire parler d’eux. Il pose son propre système de valeurs, et il a des mots truculents sur la façon dont certains se font une opinion en sondant les avis d’autrui», témoigne Aziz Daki.
Le pinceau de Ben Cheffaj aborde le nu comme personne ne l’a fait au Maroc. Les corps sculptés à la peinture à l’huile possèdent une dynamique, un mouvement intérieur alors même qu’ils se retrouvent souvent amputés d’un membre.
Interviennent alors des formes généreuses qu’il coupe, recoupe… Les couleurs chaudes sont éclaboussées par un trait bleu qui nous ramène encore une fois à la Méditerranée. Les corps qu’il dessine sont tout le temps remodelés. Le récit de l’auteur n’a rien de linéaire, tout comme la vie…. La peinture de Ben Cheffaj a été marquée par plusieurs périodes, aujourd’hui il nous en propose une nouvelle issue d’une sédimentation de cinquante ans de travail. «Il a connu plusieurs périodes (figuration, expressionnisme, néoréalisme, abstraction…) avant d’aboutir à cette peinture terreuse, à l’éclat sombre, qui caractérise ses derniers travaux. Un peintre fort d’un demi-siècle d’intimité avec la peinture peut presque peindre les yeux fermés. Il va, en tout cas, au-delà de la seule perception par la rétine», éclaire Aziz Daki. Finalement, Ben Cheffaj n’a pas seulement repris les mythes, il les a également traduits dans sa langue. L’artiste travaille sur cette série de tableaux depuis deux ans. A force de fréquenter dieux et déesses, Ben Cheffaj semble avoir accédé aux secrets de la perfection !
