Culture
Rouicha mort, « loutar » pleure
Le mardi 17 janvier, le sublime Mohamed Rouicha s’est envolé vers le vert paradis des artistes immortels. Figure de proue de la chanson amazighe, sa mort laisse un vide aussi sidéral que difficile à combler. Car il était unique.

L es artistes ont le cœur fragile. Le siège de la vie est leur talon d’Achille. Sans doute parce qu’ils le font trop soupirer, excessivement battre la chamade. Pour en avoir usé ainsi avec le sien, Mohamed Rouicha le voit, une première fois, donner des signes alarmants de lassitude. Ses heures sont comptées, se persuade-t-on. Le pavillon du spectacle est en berne, les ondes diffusent en boucle les tubes de l’illustre mourant, des mélomanes rivalisent de panégyriques exaltants. Fausse alerte. Grâce à la médecine de l’hôpital Cheikh Zayed, Rouicha est sauvé ou, plutôt, ressuscité ? Il a frôlé la mort, il connaît, après cette épreuve, le prix de la vie. Aussi, compte-t-il croquer celle-ci à pleins sons ? Il se prépare minutieusement à l’hommage qui lui sera rendu au Théâtre Mohammed V de Rabat, il relance son projet de fusion avec Nass El Ghiwane et réactive ses desseins ajournés.
Orphelin à quatre ans, musicien à quatorze ans, mort à 62 ans
Un mois plus tard, la faucheuse, qui n’a aucun égard ni aucune affection pour les immortels, ne s’estime pas vaincue. Elle revient sournoisement à la charge, et emporte dans ses funestes bras le musicien adulé. La mauvaise nouvelle se répand à une vitesse vertigineuse. Elle est accueillie, d’abord, avec doute. Une fois confirmée, elle plonge le pays dans une profonde tristesse. On a vu des admirateurs pleurer toutes les larmes de leur corps, des chanteurs complètement sonnés par cette perte, des hommes politiques inconsolables. «La chanson marocaine pleure un de ses meilleurs fleurons. Nous, les musiciens, nous regrettons la disparition non seulement d’un pair surdoué, mais aussi d’un compagnon, d’un ami, d’un frère», témoigne Omar Sayed de Nass ElGhiwane. Mohamed Rouicha avait le don de susciter la sympathie d’autrui. Le jour de ses funérailles, Khénifra s’est transformée en ville fantôme. Pas un chat dans les rues. Tout le monde à la nécropole pour porter l’idole à sa dernière demeure. Un pauvre hère semblait particulièrement affecté, et pour cause : «Rouicha, qu’Allah ait son âme, me nourrissait, me procurait des vêtements, me donnait de l’argent. Chaque fois que j’étais dans le besoin, je frappais à sa porte. D’ailleurs, elle était, en permanence ouverte à ses proches, à ses amis, comme aux miséreux dont je fais partie. Cet homme était ma providence, mais il est parti pour l’autre monde. Que vais-je faire ?», soupirait-il.
Rouicha jouait brillamment de son «outar», duquel il tirait des sons délicieusement mélancoliques
Le souci de l’autre, traduit par une générosité louable, est une des vertus unanimement attribuées à l’auteur de Nassi Nass. Pour avoir connu la détresse, pendant son enfance, il savait secourir les malheureux. Pour avoir subi les affres de la faim, il distribuait abondamment les vivres aux affamés, de gaieté de cœur. Car les fées se sont penchées sur le berceau, si tant il en possédait un, de Rouicha.
L’auteur des jours du futur brillant musicien, Moulay Lahcen, abonné aux boulots chichiteux, s’arrache inopportunément à l’affection des siens, alors que son fils est encore en bas âge. Ce dernier ne se remet pas de cette brutale séparation, en traîne les stigmates, et de cette fêlure fera prodigieuse œuvre musicale. La mère, Lalla Aïcha, est aux abois, elle ne sait à quel saint se vouer. Pourtant, elle dorlote, bichonne, bouchonne le fruit de ses entrailles, pour lequel elle rêve d’un destin radieux. A cette fin, elle lui fait fréquenter l’école coranique, dans un premier temps, ensuite, elle l’inscrit à l’établissement Dyour chiouks. Il s’y révèle un parfait cancre, coiffant à foison des bonnets d’âne. Ulcéré d’être constamment la risée de ses maîtres et de ses condisciples, le petit Rouicha s’extirpe de l’école, ignorant comme devant. Il a onze ans. Sa mère entre dans une fureur olympienne.
Mais Rouicha n’a cure de l’ire maternelle. Il se sent libre afin de s’adonner au seul art qui l’habite : la musique. Il passe le plus clair de son temps à s’imprégner des voix de Hammou Lyazid, Bouzekri Amrane, ou Benacer Oukhouya. Il affûte la sienne de voix. Il tombe sous le charme de loutar, cet instrument à dix cordes, hier favori des troubadours et des musiciens du malhoun ; aujourd’hui en voie de disparition.
Il composait des mélodies aériennes sur des paroles qui plombaient l’air
«Loutar craignait pour sa vie. J’ai tenu à le sauver, à le réhabiter et à en faire un instrument marocain à part entière. Dans l’imaginaire commun, il est synonyme de quelque chose d’insignifiant, puisque les mendiants s’en servent pour mendier. Or, c’est un instrument patrimonial», estimait Mohamed Rouicha.
A quatorze ans, Rouicha se sentait prêt à aborder les rivages de la chanson. Auparavant, il écumait les mariages et les cérémonies, qu’il illuminait par des cris du cœur, tel Oua yai yai assa nouh. Pour autant, il ne se décidait pas encore à conquérir les ondes et les cathodes. Ce fut Mohamed Alaoui, ancien joueur du Chabab de Khénifra et responsable du département musical, à la RTM, qui, épris de son aisance, lui fit sauter le pas. C’est ainsi qu’il enregistra sa première chanson aux studios de Casablanca, en 1964. Coup d’essai, coup de maître. Son timbre de voix à faire taire les conversations capturait, captivait. Sa virtuosité à loutar troublait délicieusement. Le voilà lancé. Il enchaîna des mélodies aériennes et envoûtantes sur des paroles qui plombaient l’air : Chhal men lila, Zman tbaddal, et tant et tant de gouttes de lumière, jusqu’à la pépite Nassi Nass, son chant du cygne. Les thèmes de ses morceaux pêchus tournaient essentiellement autour d’histoires d’amour malheureux, ils s’articulaient aussi, mais dans une moindre proportion, autour de la condition humaine, de l’injustice sociale et des maux de la société. Le tout enrobé dans une mélancolie attrayante, accentuée par les sons d’un «outar» émouvant à profusion.
Quelques mois avant de lâcher la rampe, Mohamed Rouicha avait prononcé l’oraison funèbre de la chanson marocaine. Il en était un des ultimes remparts. Maintenant qu’il lui a brûlé la politesse, elle n’a que ses yeux pour pleurer sur son sort fatal.
Adieu, l’artiste !
