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Culture

Retour de flamme pour le melhoun

Vieux de six siècles, le melhoun a souffert de la concurrence de la chanson égyptienne et des musiques occidentales.
Plusieurs tentatives de redressement du genre ont avorté, mais, depuis deux décennies, il semble prendre le bon chemin.

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Rien ne se perd de ce que nous avons aimé. Depuis quatre lustres, le melhoun, qui avait traversé une interminable phase d’étiolement, semble reprendre des couleurs. Du moins, si l’on en juge par l’attention qui lui est portée, sous forme de festivals lancés, à Fès, Meknès, Essaouira, Errachidia…, d’hommages rendus, comme celui concocté par la Maison de la poésie au Maroc, à Marrakech, le 21 mars dernier, lors de la Journée mondiale de la poésie, de recueils, quatre publiés coup sur coup par l’Académie du Royaume du Maroc, d’anthologies, dont la plus saisissante est sans doute l’Anthologie de la poésie du malhoun marocain (2008), œuvre de Fouad Guessous, qui propose une traduction française des morceaux choisis, enfin d’études informées, telles Le melhoun marocain (1993) de Ahmed Souhoum, le Guide bibliographique du melhoun de Ahmed Amine Dellai (1996) ou Diwan al melhoun (2000).

Retour en force du melhoun dans l’activité compilatoire et la recherche scientifique

Autre signe du regain d’intérêt pour le melhoun, la floraison d’associations de ses amis dans les cités qui l’ont porté haut, à savoir le Tafilalet, Meknès, Fès, Rabat, Salé, Marrakech. C’est par une voie de traverse que Fouad Guessous est entré en melhoun, pour en devenir un de ses plus dévoués serviteurs, comme l’attestent ses sept volumes intitulés Le melhoun marocain dans la langue de Molière, son Anthologie de la poésie du melhoun marocain, sa collection de CD et ses poèmes dans la veine melhounienne. Ce banquier retraité, romancier à ses nombreux moments perdus avoue que le melhoun l’indifférait jusqu’à ce qu’il entreprît la rédaction de son livre Euphorie, à travers lequel il intente un procès au Temps. Parmi les témoins à charge, il désirait convoquer une bougie, mais il ne savait trop comment croquer ce «personnage». Il se souvient alors de la fameuse qasida Chamâa, composée par Mohamed Chrif Ben Ali. Il l’écouta attentivement, et en fut enchanté. «Jusque-là, je fréquentais peu le melhoun et je ne l’envisageais que sous l’angle musical. En passant et repassant Chemâa, raconte-t-il, c’est son caractère éminemment poétique qui m’est apparu. Du coup, ayant la fibre poétique, je me suis mis à creuser ce sillon».
Dans son ouvrage précité, Ahmed Souhoum insiste sur la dimension poétique du melhoun qui s’exprime dans sa «puissance de persuasion», son côté «allusif et allégorique» et sa «musicalité intrinsèque». Tranchons le mot ! le melhoun, qu’on appelait «griha», est essentiellement une poésie, qui n’était pas initialement destinée à être mise en musique. Au reste, cette expression, née, par miracle, aux portes du désert, précisément dans le Tafilalet, et épanouie au gré de ses transplantations dans les cités impériales, ne se forgea une vocation musicale que quatre siècles après son éclosion sous l’ère du Saâdien Mansour Eddahbi. Une curiosité dont on ne parvient pas à éclaircir le mystère. Elle est liée à la singularité des poètes du melhoun. Car si le premier poète recensé, Abdelaziz Maghraoui (mort en 1606 à Rissani) était cadi, la plupart de ses successeurs, quand ils n’étaient pas oisifs, exerçaient des petits métiers : Jilali Mthired était marchand des quatre saisons, Ahmed El Ghrabli tisserand, Belaïd Soussi meunier, Mohamed El Qandousi forgeron, Moulay Hachem Saâdani et Djilali el Haqiqi vendeurs de babouches, Bouazza Dribgui boucher, Belkacem Bourachdi «kfaïti» (vendeur de viande hachée), Mekki Belkorchi… Ils ne possédaient pas l’once d’une lettre, et pourtant ils étaient habités par la Muse. Ainsi Mohamed Masmoudi (XVIIe siècle), évoquée ainsi par Eugène Aubin, dans Le Maroc dans la tourmente (Armand Colin, 1904) : «Il y a deux siècles environ, un certain Masmoudi nota les principaux airs que le peuple avait peu à peu adaptés à ses chansons, et il devint ainsi le créateur de la griha. Son œuvre fut si appréciée qu’on y voulut voir une intervention surnaturelle, la tradition affirme que Masmoudi reçut l’inspiration dans une maison hantée par les génies». Voilà probablement la clé de l’énigme.

Aux sultans alaouites, ses protecteurs, le melhoun devait son essor et sa bonne fortune

Eugène Aubin, dans le passage dédié au melhoun, s’émerveille des infinis égards portés par les sultans aux poètes. Il est vrai que sans leur Providence, les meilleurs fleurons du melhoun ne se seraient pas épanouis. Si Thami Mdaghri était l’ami intime du prince Sidi Mohamed ben Abderrahmane, auteur de Halima, ce qui lui a valu son bannissement par Moulay Abderrahmane de Fès. Sidi Mohamed Ben Abdallah prisait la compagnie de Mohamed Nejjar et de Mohamed Benslimane, qu’il couvrait de dons. Il est lui-même auteur de soixante-dix qasidas, dont on attend impatiemment l’exhumation. Moulay Abdelaziz accueillait volontiers en son palais de Fès le poète impécunieux Ahmed El Ghrabli, et Moulay Hafid, dont le melhoun était le violon d’Ingres, se montrait prodigue avec ses chevaliers servants. Quant à feu le Roi Hassan II, il avait une telle connaissance du melhoun qu’il prit au dépourvu le ghiwanien Omar Sayed, en lui demandant, un jour, s’il connaissait le poème Nehla de Thami Mdaghri. Il n’en avait jamais eu vent.
L’exemple de Nehla, cet échange verbal pénétrant entre un sultan, desservi par ses vizirs, et l’abeille Chama, montre à l’évidence que la palette thématique du melhoune ne se limite pas à la beauté féminine (Zine lfassi, de Mohamed Benslimane), aux souffrances de l’amant (Kif iwassi, de Sidi Kaddour Alami), aux jouissances bachiques (Saqi, de Mohamed Chrif Ben Ali), à la bonne chère (Zerda, de Ben Ali Mesfioui), à l’invitation de Dieu (Ana Mani fiyyach ?, de Sidi Bahloul Cherqi, ou à la glorification des villes (Azemmour, majd al ajdad, de Driss Rahmoun), mais qu’elle s’étend à la politique.

La palette thématique du melhoun comporte les plaisirs profanes comme les tremblements du temps

Les poètes du melhoun, qui peuvent être à la fois des viveurs effrénés et des êtres confits en dévotion, à l’image de Ahmed El Ghrabli qui a écrit, avec une verve égale, Ya lotfllah lkhafi et Saqi, ne se désintéressent pas de leur temps ou des soubresauts de l’Histoire. Fouad Guessous rappelle dans l’introduction à son Anthodologie que le poème Masria de Ouald Rzine évoque la présence de Marocains aux côtés des combattants égyptiens contre l’invasion napoléonienne. Al Jihad de Mohammed ben Lahcen Slaoui dénonce le bombardement de Rabat et de Salé survenue le 28 octobre 1860. Driss Lahrach, dans un poème oublié, relate la guerre maroco-espagnole (1859-1860). Enfin, le défunt ancien ministre des affaires culturelles, Mohamed El Fassi, dans sa Maâlamat al melhoun, fait remarquer que, dans une de ses qasidas, Issaoui el fallous «parle du Maroc comme d’un jardin dont le propriétaire est le Roi qui y a planté des palmiers dattiers, et qu’un oiseau étranger est venu le spolier, et tous les oiseaux du jardin se sont élevés contre cette intrusion et chassé l’envahisseur». On aura compris l’allusion.
Pour ce genre pétri de qualités rares, les habitants des villes impériales et du Tafilalet avaient les yeux et les oreilles de Chimène. Melhoun et Ala se partageaient les cœurs. Mais le premier, bien que servi, au fil des âges, par des voix uniques, tels Thami Harrouchi, prodigieux dans son interprétation de Lejfen de Thami Mdaghri, Mohamed Bouzoubaâ père, étonnant dans le Demlije de Issaoui el Fellous, Abdelkrim Guennoun ou Houcine Toulali, ne cessa pas de décliner depuis la découverte, dans les années 1930, de la chanson égyptienne et des musiques occidentales. Certains attribuent ce revers de fortune à l’absence de relève des poètes disparus. Ce que récuse Majda Yahyaoui, chanteuse de melhoun et animatrice de Chada al alhane sur la Oula, soutenant que ce registre ne pourrait en pâtir, tant son répertoire est inépuisable. A ce propos, le musicoloque Ahmed Aydoun rappelle que Mohamed El Fassi possédait, à lui seul, une collection de 5 000 poèmes. Malgré une telle richesse textuelle conjuguée à une digne succession au rayon des voix (Souhoum, Melhouni, Boucetta, Khayati, Belhachmi, Soussi, Ramdani, Benhaddou, entre autres doués, et aussi Touria Hadraoui, Aïcha Souhoum, Majda Yahyaoui, Sanae Marhati, Hayat Boukhriss, Naïma Tahraoui…), le melhoun, au lieu de reprendre son envol, perd pied.
Selon Moulay Abdelaziz Tahiri, ancien sociétaire de Nass El Ghiwane, puis de Jil Jilala, deux travers jouent en défaveur du melhoun : son aspect monocorde et le caractère hermétique de ses paroles. C’est ce qui a incité les deux bandes rivales à en revisiter quelques textes, comme Lotfya, Kif iwassi, Chamâa, Raâd, Rfaq ya malki, Nakar lhssan… Avec succès, affirment, de concert, Majda Yahyaoui et Jamal Eddine Benhaddou ; sans mérite, insiste Ahmed Aydoun, pour qui ni Nass El Ghiwane ni Jil Jilala n’ont «résolu le problème de l’équilibre entre l’intégrité du texte et son enveloppe musicale. Le travail fourni par Nass El Ghiwane semble privilégier la valeur du texte, en confinant la musique dans un rôle de simple habillage. La réussite de Chamâa de Jil Jilala, qui a introduit un vrai travail instrumental et d’arrangement, n’a malheureusement pas été rééditée». Un coup d’épée dans l’eau, semble penser le musicologue qui estime qu’il faut «traiter le melhoun comme un corpus classique, qui doit d’abord valoriser le répertoire ancien et se renouveler par des interprétations instrumentales et vocales de qualité». C’est dans cette voie que se sont engagé des artistes comme Ahmed Souhoum, Jamal Eddine Benhaddou, Fouad Guessous, Mahjoub Benmoussa et d’autres, afin que le melhoun recouvre son lustre d’antan et que rien ne se perde de ce que nous avons aimé.