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Culture

Paco, un mejdoub au Ciel

Le dimanche 14 octobre, Abderrahmane Kirrouche, surnommé Paco, a rangé définitivement son hajhouj. Vingt ans de présence en bande, autant en solo et cent disques. Récit d’une vie émaillée de drames et de turbulences, mais inondée de lumière.

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Il est des êtres voués à une existence faite de répétitions, d’autres dont la vie ressemble à un doux clapotis, et d’autres encore qui sont passibles de mille vies, menées comme mille combats. Paco appartenait à cette espèce rare. Mille vies donc, une frénésie mettant, à plusieurs reprises, sa carrière en péril, mais léguant à la postérité une œuvre sublime, entre les facéties provocatrices et la fureur poétique primitive hantée par les entités surnaturelles (mlouk). A la naissance de Jil Jilala, il s’arracha aux vents impétueux d’Essaouira, mit en veilleuse sa conscience gnaouie, pour installer ses pénates à Casablanca et, surtout, se mêler, en tant que «bassiste», à l’aventure du groupe encore tendre.

Paco, plusieurs vies, une quantité de morts et de renaissances

Le revirement soudain ne fut pas du goût des pairs gnaouis de Paco, qui, ressentant son attitude comme une félonie envers leurs ancêtres, s’empressèrent de le renier, et partant, de le mettre au tombeau. Après vingt ans écoulés au cœur généreux de Nass El Ghiwane, il prit ses cliques et ses claques, puis retourna à ses premières amours. Ce dont s’offusquèrent ses anciens compagnons. Ils lui taillèrent un affreux costard, pas du tout à sa mesure, et des zélateurs retouchaient sans cesse la caricature de Paco en monstre d’égoïsme et de cupidité, voire en suppôt de Satan.

Les mots, comme les préjugés, peuvent tuer. Revenu à son terreau, il remit les deux pieds dans la tagnaouite, multipliant, avec une joie non dissimulée, les concerts et les lilas, quand il fut atteint d’un mal mortel. Le cœur en marmelade, il parvenait, au prix d’efforts surhumains, à tenir debout dans la tempête, mais une nouvelle fois, le destin revint à la charge, en le privant, il y a six ans, par l’effet néfaste d’une hémiplégie, de la compagnie vitale de sa part de lumière, le hajhouj, le précipitant ainsi dans une longue agonie, dont il fut délivré par la mort.

Reste que si Paco, en vertu de ses maintes pérégrinations, a effectué plusieurs escales, plus ou moins prolongées, son port d’attache demeurait sa ville natale, Essaouira, et môle ultime, sa fidélité, la tagnaouite. Fondée en 1769 par le sultan Sidi Mohammed Ben Abdallah, Essaouira (ex-Mogador) fit office, pendant deux siècles, d’étape maritime des caravanes provenant de Tombouctou. On y troquait des marchandises importées d’Europe contre des plumes d’autruche, de la poudre d’or, du sel… L’une des mieux prisées était l’esclave. Dépossédé de tout, ce dernier conservait religieusement, en sa mémoire, un bien inestimable : les rites de possession, apanage des Gnaoua. Serfs déportés de l’ancien Soudan (Ghana, Guinée, Mali) vers le Maghreb, les Gnaoua forment une confrérie de musiciens thérapeutes qui allient incantations et thérapie lors d’une cérémonie qui se déroule nuitamment, la lila. L’art gnaoui est transmissible par initiation sous la férule des maîtres.

Mais la plus sûre voie pour en percer les arcanes est d’y être né. On peut énumérer jusqu’à satiété les «mâalems» qui sont tombés dès leur naissance dans la marmite gnaouie. Ceux qui n’ont pas droit à la potion magique attrapent le virus par des chemins de traverse, parfois impénétrables. Tel était le cas de Abderrahmane Kirrouche. Il n’était pas, quoi qu’on prétende, de filiation gnaouie, ne comptait aucun spécimen de cette trempe-là parmi ses proches ; cependant, enfant encore, il fut «visité», ainsi qu’il le nous confessa, dans un rêve, par les «mlouk», lui enjoignant, impérieusement, de côtoyer les maîtres susceptibles de le guider vers le droit chemin. Il accomplit son apprentissage avec tant de ferveur qu’il brûla les étapes, et fut consacré «maître Paca» plus tôt qu’espéré.

Les dés de l’histoire roulent. Au moment où Paco se sentait comme poisson dans l’eau à Essaouira et qu’il naviguait, avec bonheur, dans l’océan de la tagnaouite, Jil Jilala déboulèrent de Casablanca pour le ravir à ses tendresses et l’enrôler sous leur bannière, sans tenir compte de ses appréhensions. En vérité, le transfuge n’eut aucune peine à s’acclimater à son nouveau contexte ni à se fondre dans la bande.

Bien que lui faisant des infidélités, Paco était un adorateur de la tagnaouite

Placé chronologiquement aux premières loges, Paco eut la satisfaction de mettre la main à la pâte aux toutes premières chansons des Jil Jilala, des pépites sorties de l’imagination de Mohamed Chahramane (Laklam Lemrasae, Al Âar Abouya) ou d’anonymes telles Jilala, Arassi, Liyam tnadi… Soucieux avant tout de s’acquitter convenablement de la tâche qui lui était impartie, ce gnaoui dans l’âme ne cherchait pas à imposer sa griffe, laquelle n’était perceptible que par endroits au fil de Liyam tnadi, chantée à l’Olympia de Paris.

Un tour d’à peine six mois, puis Paco s’en fut, répondant à l’appel des Ghiwane. Il faut dire qu’il détonnait visiblement dans le paysage jilalien, par sa tignasse, sa mise pittoresque et son penchant pour le style gnaoua. Tandis que ses partenaires de jeu n’oublaient jamais de passer chez le coiffeur, arboraient des habits peu voyants et ne cachaient pas leur prédilection pour le melhoun. Justement, Moulay Abdelaziz Tahiri, ghiwanien par accident, voulait sauter le mur. Les deux parties convinrent d’un échange : Tahiri à Jilala, Paco aux Ghiwane.

Paco vint et la face du monde ghiwanien changea. Non que les enfants de Hay Mohammadi aient eu besoin d’un sang nouveau, d’un coup de fouet, d’une impulsion inédite susceptibles de les faire transcender, mais parce que même en étant au zénith de la gloire, ils recueillaient «seulement» tous les suffrages, sans se montrer magiques. «Comme tous ceux de ma génération, j’ai vibré au son des mélodies de Nass El Ghiwane. Au-delà du rythme et au-delà des paroles, ces chansons réveillaient en nous quelque chose de profond. Une réminiscence ancestrale nous faisait glisser, tantôt aves douceur, tantôt avec frénésie, dans les brumes d’une transe cabalistique (hal) où chaque mot, porté par les basses vibrantes du guembri, retrouvait toute sa dimension spirituelle en puisant dans le mysticisme, et où le chant guerrier se mêlait aux lamentations pour nous transporter dans des dimensions d’une mémoire collective séculaire jamais atteinte», écrivait Khalid Benslimane, en avril 2004.

Le môle nécessaire de Paco était la transe salvatrice

Effectivement, le propre de la musique est de nous créer un passé que nous ignorions. On peut imaginer un homme ayant mené une vie banale qui découvre, soudain, en entendant quelques morceaux de musique, que son âme a passé, à son insu, par de terribles expériences et connu d’effrayantes joies, de sauvages amours ou de grands renoncements. Par quel miracle cela se produit-il ? En l’espèce, grâce à la vibration puissante résonnant jusqu’au tréfonds de l’âme d’un instrument appelé guembri gnaoui ou lhajhouj, au chant poussé par un interprète «possédé» corps et âme et une atmosphère nimbée de sacré. Autant de déterminants qui concourent à l’accomplissement de la transe salvatrice. Dans cet art-là, Paco se révélait un diamant noir, il était inégalable, s’affirmait unique.

Après l’avoir eu sous la main pendant quatre mois, pour le tournage de son documentaire Lhal (1981), le cinéaste Ahmed El Maânouni se souvient : «Larbi Batma était bluffé par le sens du rythme de Paco, par ses variations vertigineuses et sa base rythmique qu’il assure avec brio. Abderrahmane est un maître inspiré, la musique coule véritablement dans ses veines, selon sa propre expression. C’est un artiste de la «soul music», une encyclopédie de la musique de toute la confrérie. Quand je l’ai suivi à Essaouira pour les séquences qui lui étaient consacrées, j’ai profondément ressenti la puissance de cette musique qu’il servait avec humilité comme dans un ordre religieux. J’ai d’ailleurs instinctivement adopté un rapport très organique entre ma caméra et lui». Tout le suc de Paco est ici résumé en quelques phrases, et il est difficile d’imaginer un meilleur compliment. Mais s’il s’avère aisé d’exprimer toutes les joies que l’œuvre d’un artiste nous procure, il est malaisé de pleurer celles qui ne viendraient jamais, à cause de la mort. Aussi, maudissons-nous l’impuissance du langage, son inaptitude à dire la souffrance, la détresse, le deuil. Ce qui ne nous empêche pas de manifester à Abderrahmane Kirrouche, dit Paco, notre gratitude éternelle. Et de le supplier «Nrjak Ana ila Mchit».