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Culture

Nass El Ghiwane : enfin la première biographie officielle

Quarante ans sur la brèche, 80 chansons, 25 albums, 5 disques d’or et une flopée de distinctions : un groupe inoxydable malgré la mort de plusieurs de ses fondateurs. Un ouvrage très complet, écrit à  plusieurs mains, et retraçant le parcours de l’épopée ghiwanienne en textes et image vient de sortir.

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NASS EL GHIWANE 2011 04 05

Le ghiwanisme est un son qui habite les corps et tatoue les cœurs des Marocains. Une voix secrète que chaque génération transmet à sa cadette depuis bientôt quarante ans. Quarante ans, un bail et, cependant, Nass El Ghiwane ne sont pas près de tirer leur révérence. Qui l’eût cru ? Quand, en 1971, ils donnèrent, au défunt cinéma Vox, à Casablanca, un concert, littéralement hallucinant, tant il détonnait dans le paysage familier, beaucoup pensaient qu’ils passeraient en coup de vent. A l’époque, c’était le lot fatal des formations musicales désireuses d’ébranler le socle de la chanson installée. Il suffisait d’un grain de sable pour que la machine se grippât définitivement. Le fantasque John Lennon se mit en rupture de ban, et les Beatles s’en furent. Les Sex Pistols ne survécurent guère à la mort d’une overdose de leur bassiste Sid Vicious. Et après que Kurt Cobain eut résolu de mettre fin à ses nuits envasées, la bande Nirvana lâcha la rampe… Du reste, sur la centaine de groupes qui ont tenté, non sans talent, de marcher sur les brisées protestataires des Ghiwane, seuls Jil Jilala et Lemchaheb, donnent, épisodiquement, signe de vie.
Indiscutablement, le cours de l’existence ghiwanienne n’est pas continûment serein. Lorsque, en cette nuit funeste du 26 octobre 1974, on découvrit Boujemâa H’Gour mort pour avoir trop courtisé la faucheuse, on se mit à prononcer l’oraison funèbre du groupe, qui faillit ne pas s’en remettre. Après une accalmie de vingt ans, deux tempêtes allaient s’abattre sur les Ghiwane : en 1993, Abderrahmane Kirrouche, qui avait apporté une touche gnaouie de la meilleure eau au chant ghiwanien, rendit son guenbri ; le 7 février 1997, le crabe, auquel il tenait tête, finit par avoir raison de Larbi Batma. Puis, bien avant la sortie de Ennehla Chama auquel il a contribué paresseusement et sans conviction, Allal Yaâla, instrumentiste hors pair, se prit à snober les Ghiwane, pour des raisons connues de lui seul. Le plus frappant, c’est qu’à chaque fois que le groupe se retrouve dans une fâcheuse posture, il ne s’abandonne pas au désespoir, et puise dans ses ultimes ressources pour se remettre en selle. Une telle faculté de rebondir, une pareille volonté de survie, une semblable flamboyance, aujourd’hui révolue, mais obstinément présente dans les esprits, mérite amplement des égards éditoriaux. Cela s’est fait impatiemment attendre. C’est désormais chose faite, avec la parution du beau-livre, intitulé sobrement Nass El Ghiwane. Un geste que l’on doit à la fondation BMCI pour la solidarité et la culture et qui a engagé un budget d’un million de DH pour un résultat qui vaut largement la chandelle.

Une évocation vibrante du Hay Mohammadi dont sont issus les piliers des Ghiwane

Au moment où le quintette hirsute et allumé (Omar Sayed, Boujemâa H’gour, Larbi Batma, Moulay Abdelaziz Tahiri et Mahmoud Saâdi) se lancèrent à l’abordage du navire musical, celui-ci était infesté par la mélodie indolente et tire-larmes à résonance égyptienne. Nass El Ghiwane se firent un devoir de réconcilier la chanson marocaine avec ses racines. Par l’exemple. Celui de redonner vie à des instruments passés de mode, tels les bendir, tbilat, daâdoue, guembi, snitra. celui de prendre leurs sources dans le patrimoine ancestral : le malhoun (Lotfya), le hassani (Essiniya), la aïta (Lhassada, Chems Ettalâa), le gnaoui (Ghir Khoudouni), le aïssaoui (Allah ya moulana), le aqallal (Liyyam Tlaghi). En digérant toutes les traditions musicales, en mariant harmonieusement des rythmes divers entre eux, en recyclant des chants tombés dans l’oubli, comme Essiniya que fredonnait au Hay Mohammadi un errant du nom de Ba Salem, Ma Hammouni, dont se souvenait Khadija, la mère de Allal Yaâla, celle de Larbi Batma, Hadda, leur inspira plusieurs chansons aux Ghiwane, Hallab bouya lahlib, par exemple, les croisés du protest song se sont forgé leur propre style. Captivant, d’autant qu’ils tissaient des paroles qui faisaient mouche, atteignaient le cœur de cible, à savoir les exploiteurs, les affameurs, les arrogants et les pourris.

C’est grâce à Omar Sayed qu’ont été unis et réunis les membres de Nass El Ghiwane

Si la triplette fondatrice de Nass El Ghiwane (Omar Sayed, Boujemâa H’gour, Larbi Batma) n’était pas issue de Hay Mohammadi, la bande n’aurait sûrement pas misé sur le ressourcement, la polyphonie et la conscience sociale sinon politique. Ce fut certainement la raison qui a conduit les éditeurs de Nass El Ghiwane à donner la part belle à ce quartier. D’abord, en exhumant un article que Jaouad Mdidech lui avait consacré, dans La Vie éco du 7 mars 2008. Ensuite, en conviant Omar Sayed, promu historien du groupe, à remonter le fleuve des souvenirs. Les Carrières centrales, rebaptisées Hay Mohammadi, formaient, dans les années 1950, un creuset d’ethnies et de cultures. Omar Sayed, Boujemâa H’gour, Allal Yaâla et Larbi Batma en sont l’illustration. Les parents du premier venaient comme ceux du deuxième et du troisième de régions différentes du Souss, ceux du quatrième déboulaient de la Chaouia, plus précisément des Oulad Bouziri. Ils étaient des transplantés qui, nostalgiques de leur terreau, écoutaient ou chantaient les airs qui l’exprimaient. Le dimanche, jour de repos, ils se rassemblaient sur les lieux de besogne, pour les convertir en un considérable moussem. Tous les sons, les rythmes et les mélopées y crépitaient, s’y embrassaient en une sorte de cacophonie scintillante. «Nous, les enfants (j’avais six ans) nous assistions à ces spectacles. Nous avions de grandes oreilles, nous écoutions tout. Il n’y avait pas de télévision, rien que notre imagination», raconte Omar Sayed.
Dans le voisinage de Omar Sayed s’illustrait un curieux personnage, menu, teigneux, courageux et anti-occupant français. Le futur leader de Nass El Ghiwane tenta de l’approcher. En pure perte. Le lutin regardait de haut la grande perche visiblement coincée de la comprenette. Mais ayant appris que Boujemâa se passionnait pour la musique, Omar se mit à jouer du tambour sous sa fenêtre. Ce fut le prélude d’une amitié indéfectible. Avec Allal Yaâla, un autre voisin, taiseux, maussade et tourmenté, Omar n’eut pas besoin de tentatives de séduction pour s’en attirer les grâces. Le hasard a voulu que Omar et Larbi fassent connaissance. C’était chez un coiffeur mélomane, un certain Hassan. Sur le chemin du retour à Hay Mohammadi, ils se sont découvert des atomes crochus, l’un surprit agréablement l’autre par son interprétation de Fahd Ballan, l’autre épata l’un en chantant Men Lmouhal a galbi bach tansah. C’était en 1961. Deux ans plus tard, trois des quatre compères (Omar, Boujmiî, Allal) et d’autres se jetèrent à l’eau théâtrale, en créant la troupe Rouad Al Khachaba. Leurs œuvres entremêlaient théâtre, chant, conte et danse, à l’image des hlaïqis qui ont bercé leur enfance. Sans doute engoué de leur jeu, Hamid Zoughi incita Omar, Boujmiî, Allal à s’enrôler dans la troupe de son beau-frère, Tayeb Saddiki. Ils acceptèrent. Larbi les rejoignit.

Un début sur les planches avec Saddiki, ensuite constitution des New Derviches avec Ali Kadiri

Mais s’ils donnaient de la voix sous la baguette de l’imposant Saddiki, les futurs Ghiwane n’avaient jamais songé à se constituer en groupe musical. L’idée ne leur effleurait même pas l’esprit. A Ali Kadiri, vice-directeur du Théâtre municipal, ils la devraient. Il leur fit prendre le nom de New Derviches et les promenait à travers discothèques, restaurants et cinémas. Mais le bonhomme avait d’étranges exigences, il tenait à ce qu’ils produisent poitrine et pieds nus, il obtint qu’ils chantent pieds nus et buste couvert. Pour un certain temps. Car Omar, Larbi, Boujmiî, rejoints par Abdelaziz Tahiri et Mahmoud Saâdi, s’entendirent vite pour brûler la politesse à leur patron. D’un commun accord, ils décidèrent de voler de leurs propres ailes. Il leur fallait juste un nom de baptême, ils le trouvèrent lors d’une veillée chez leur protecteur, le publisciste Tayeb Jamaï : «Sur notre premier disque, produit par Polydor, il y avait le nom de New Derviches et cela a donné lieu à des réflexions, écrit Moulay Abdelaziz Tahiri. A l’époque, je chantais une chanson de malhoun, Al Kawi, et Boujmiî en aimait beaucoup un vers, qu’il me demandait toujours de répéter : “ila nejbar el fen bhalek, ihesnou qwali, yebki âla bkaya nass El ghiwane isalou”. Un jour où nous étions réunis chez Tayeb Jamaï, j’ai chanté ce vers et ils ont commencé par m’appeler “El Ghiwane”, nous avons finalement décidé de changer notre nom pour “Nass El Ghiwane”».
Voilà le début de la chevauchée fantastique de Nass El Ghiwane, reconstituée de manière polyphonique (Omar Sayed, Tayeb Saddiki, Moulay Abdelaziz Tahiri, Izza Genini, Ahmed El Maânouni, Martin Scorsese, Tahar Ben Jelloun…) par cet ouvrage précieux, au sens plein de l’adjectif, qu’il ne faut pas avoir dans sa bibliothèque, mais comme lecture de chevet.
    
«Nass El Ghiwane», édition Senso Unico et Sirocco. Disponible en librairie en deux versions : Edition collector à 1 600 DH et édition grand public à 350 DH