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Culture

Mohamed Hassan Al Joundi, la voix du maître

Légende du théà¢tre marocain, Mohamed Hassan Al Joundi a aujourd’hui pris ses distances avec le métier pour couler, à  l’à¢ge de 74 ans, une retraite paisible et «familiale». Il a atteint le firmament par ses feuilletons radiophoniques comme «Al Azalia», inaltérablement entré dans le souvenir des Marocains.

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Mohamed Hassan Al Joundi 2013 03 25

Il est des artistes doués d’une magie telle que le public leur érige un autel dans son panthéon personnel. Ainsi Mohamed Hassan Al Joundi qui, pour avoir étincelé sur les planches pendant quarante ans, a droit à la gratitude éternelle, ombrée compréhensiblement par sa résolution de prendre ses distances avec la scène, à un moment où des faux cabots prodiges comme des talents chevelus post-pubères en occupent indûment le devant. Certes, Al Joundi n’est pas perdu pour le théâtre, mais c’est tout comme, puisqu’il n’y apparaît qu’en pointillé, essentiellement dans les œuvres de la troupe Founoune, écrites par Anouar Al Joundi, mises en scène par Hajar Al Joundi, jouées par Fatima Benmeziane, respectivement fils, petite-fille et épouse de Mohamed Hassan Al Joundi. C’est dire combien cet homme a l’esprit de famille, sacrifiant la gloire au devoir d’assurer le confort de ses proches et leurs intérêts.

On ne saurait rendre compte ici d’un chemin artistique, brillant, foisonnant, exténuant sans doute. Al Joundi n’a jamais cessé de travailler. Jamais. Il enchaînait rôle sur rôle, au théâtre, au cinéma, à la télévision, passait d’un pays à l’autre, se dépensant sans compter, et dormant chichement. Il a toujours vécu avec l’énergie d’un adolescent. Mais jamais ne le quittait le sens de la responsabilité du chef de troupe. Formé loin des écoles, ayant appris son métier d’homme de théâtre sur le plateau, il savait tout faire : jouer, écrire, mettre en scène. Ce qui attire et séduit chez lui, après pratiquement un quart de siècle d’éclipse, ce ne sont pas ses failles, ses tourments et ses fragilités, mais son équilibre, son côté terrien, sain, pas compliqué (ce qui ne l’empêche pas d’être complexe). Cependant, dans son sourire, affleure un peu de mélancolie, à l’évocation de sa trajectoire, donnant lieu à un plongeon dans le grand fleuve de la mémoire.
Né en 1939 à Aït Boulakhdart, à quelques lieues de Marrakech, Hassan Al Joundi se révéla un esprit lunaire irrécupérable. Ses parents, de modestes et vertueux cultivateurs, fondaient beaucoup d’espoirs sur lui. Mais il s’obstina à se faire recaler à tous ses examens, à telle enseigne qu’il fut mis à la porte, se retrouvant désœuvré, encombrant, inutile, sans horizon. Mû par un sursaut d’orgueil, il se mit à chercher des petits boulots, mais viscéralement tire-au-flanc, il s’arrangeait pour se faire virer.

Al Joundi coula une enfance rêveuse, insouciante mais militante

Libre comme l’air, depuis la mort de son père, il passait le plus clair de son temps à s’imprégner de la musique égyptienne dont il était obsédé ou à imiter -parfaitement- Mohamed Abdelwahab et Farid El Atrach, ses idoles. Pour varier les plaisirs, Al Joundi fugue à travers les rues et les artères de Marrakech, avec des stations prolongées à Jamaâ el-Fna, pour s’extasier devant l’art du conteur, tout en improvisation, jeu du corps, et faconde hallucinante. Il aurait souhaité donner des spectacles, capturer les gens, se faire applaudir. Mais il y avait un hic de taille, c’était que jusqu’à l’âge de douze ans, Al Joundi se voyait affligé d’une voix de tête, curieusement féminine, qui se brisait en une sorte de sanglot. D’autres en auraient été malheureux, le futur stentor tournait sa faille physique à son avantage, mettant en boîte ses camarades, trichant dans les jeux ou se donnant
en spectacle. Plus les saisons s’écoulaient, plus la voix s’étoffait, s’affirmait, gagnait moultes octaves, de sorte que son possesseur pouvait dès lors faire la grosse voix, gronder, hurler, tonitruer, rugir…
Le premier trouble suscité par cette mue vocale tonitruante dissipé, Al Joundi entendit mettre sa métamorphose à profit dans la lutte contre l’occupant. On était au matin des années cinquante du siècle dernier. Le pays s’éveillait, il voulait briser ses chaînes. Al Joundi donc, bien qu’encore enfant, s’enrôla sous la bannière du mouvement nationaliste, sur les pas de son cousin Abdallah Ibrahim, un résistant de la première heure, fondateur du Parti de l’Istiqlal et signataire du Manifeste de l’indépendance du 11 Janvier 1944. Ayant pour mission d’exhorter les jeunes à intégrer le mouvement, le novice montra une ardeur proverbiale, servie par l’étendue de sa palette vocale, se faisant alors remarquer par les autorités coloniales qui l’écrouèrent dans les geôles d’Amzmiz. En raison de son jeune âge, il fut vite relaxé, mais il continue le combat.

Al Joundi fut éconduit du théâtre radiophonique avant d’y briller

Al Joundi n’avait d’autre ambition que de prendre ses rêves au sérieux. Ils se résumaient dans le vœu d’être en représentation. Il était conscient de ses aptitudes et tenait à en convaincre les autres. C’est ainsi qu’il se faisait inviter à des fêtes privées où, travesti en femme, il campait, avec un talent comique certain, des personnages féminins piquants. Il avait un don qui ne demandait qu’à s’exprimer. Sidi Ahmed El Ouarzazi en eut vent et conviction. Il l’engagea dans sa compagnie en 1956. Mais la future célébrité se sentait à l’étroit parmi cette troupe peu prétentieuse, il lui fallait de l’envergure, du prestige pour voler encore plus haut. Justement, le jeune théâtre radiophonique ressentait un besoin impérieux de comédiens. Al Joundi se porta candidat. Il se présenta devant une commission composée de Abdallah Chaqroun, Brahim Ouazzani et Mohamed Farrah, qui le jugèrent bon pour le service. Du coup, le voilà propulsé dans une troupe rigoureuse, structurée, en compagnie d’éléments reconnus et appréciés comme Larbi Doghmi, Abderrazak Hakam, Amina Rachid, Hamidou Benmesaoud, Hammadi Tounsi, Habiba Medkouri… Seulement, le salaire n’était pas engageant : 30 DH, pas de quoi mettre du beurre dans les épinards. Al Joundi s’empressa de retourner au bercail.

Mais, entre-temps, Marrakech avait fortement décliné sur le plan culturel et théâtral. Ne s’avouant pas vaincu, il fonça tête baissée dans l’écriture dramatique. En résulta une pièce, L’ennemi public, montée par Abdelghani Bouchentouf, que les comédiennes refusèrent de jouer, à l’exception de Zoubida Boukili, parce qu’elles devraient le faire en arabe marocain, ce qu’elles trouvaient «dégradant». Encensée à Marrakech, l’œuvre fit un four à El Jadida, en raison de la défection de la principale comédienne. Sa carrière fut arrêtée net ; celle de Mohamed Hassan Al Joundi n’a pas encore décollé. Coup de théâtre : Abdellah Chaqroun se souvint de lui et l’invita à se soumettre à une audition. Comble d’infortune, il ne possédait pas un sou vaillant. Sa mère le tira de ce mauvais pas, en échangeant son unique caftan contre 40 DH.
Il mit le cap sur les studios Souissi, à Rabat, où l’attendaient de pied ferme les fleurons du théâtre marocain. Un instant tétanisé par la qualité du jury, Hassan Al Joundi se ressaisit, puis emporta la conviction de l’exigeant aréopage par son interprétation de l’épopée Nouâman, signée Ahmed Baktir. Il a conquis, enfin, sa place au soleil. Est-ce à dire que la mouise ne l’accompagnera plus comme une mauvaise ombre ?
Par hostilité, il fut affecté au département amazigh alors qu’il en ignore la langue.

Mais quand on n’est pas verni, c’est pour la vie. Pris d’un irrépressible désir de Marrakech, Al Joundi sollicita un congé pour pouvoir rendre visite aux siens, Chaqroun le lui accorda. Sauf que retenu par les yeux de braise de sa dulcinée, l’amoureux éperdu s’absenta pendant trois mois, juste assez pour se faire renvoyer par son patron (Abdellah Chaqroun en l’occurrence) sans autre forme de procès. Et voilà notre comédien courant les troupes en quête d’embauche, mais bien qu’il se fût fait un nom, les offres n’abondaient guère, hormis celle émanant de l’UMT qui lui proposait de monter des spectacles pour ses adhérents. Un bonheur ne venant jamais seul, il se vit offrir la direction de la troupe Al Fann Al Masrahi, de Rabat.
Pour une fois, les dés tournaient en sa faveur. Aussi, il ne tenait pas à ternir cette aubaine, se jetant sur cette chance inespérée comme un affamé, créant à tour de bras, mettant en scène une foule de pièces, dont Khalti Radia (Prix du théâtre amateur, en 1959), La vérité est morte, Le monstre, et tant et tant de bijoux finement ciselés. Quand Hassan Al Joundi parcourt cette page heureuse de son histoire, l’émotion l’étreint, son regard s’embue. Il faut dire que sans ce coup de pouce du destin, il aurait glissé sur les rapides du désespoir.

Mais Al Joundi est un battant débordant d’énergie. Ne goûtant pas son éviction du théâtre radiophonique, il frappa à nouveau à la porte de la RTM ; il fut reçu par la fenêtre. On le mit sur une voie de garage, en l’affectant au département amazigh, pour lequel il n’avait aucune disposition. Mehdi El Manjra, nouveau directeur de la station, mis au parfum de cette injustice malodorante, d’autant plus qu’elle dégageait des remugles de sectarisme (employeurs istiqlaliens contre employé marqué à gauche), lui fit reprendre son service au sein de la troupe théâtrale. Là, il s’épanouit, donna le meilleur de lui-même, au point d’être remarqué par le cinéaste Mostafa Al Akkad qui, au vu de sa carrure impressionnante et de sa voix puissante, lui confia le rôle principal, celui d’Abou Jahl, dans Le Message. Il n’en restera pas là avec le cinéma, puisqu’il jouera dans Al Qadissiya, A l’ombre du pharaon, Les tambours de la guerre, Fil noir, et écrit les dialogues de Bamou. Mais ce n’est ni par ses pièces ni par ses films que Hassan Al Joundi s’est illustré véritablement, mais par ses feuilletons radiophoniques.
Qaïs wa Laïla, Madinatou Nnouhas, Al Azaliya, Antariyate avaient le don de prendre l’auditeur au collet et de ne libérer que s’il est allé jusqu’au bout. Effet attachant de l’écriture ? Sans doute, mais aussi magie envoûtante de la voix d’Al Joundi, qu’il ne faut pas chercher à qualifier, tant elle est unique.

Bien que réduit à une voix, ce dont il semble s’accommoder, Al Joundi est irremplacé, parce que irremplaçable. Quand le théâtre radiophonique a fermé boutique, à l’aube des années 1990, il s’est occupé de la culture dans sa ville, Marrakech, pour ne pas avoir à traîner un boulet, le théâtre, dont il percevait les bruits de la chute. C’est la marque des grands que de tourner le dos à son objet de passion avant qu’il ne s’enlaidisse, dès les premières rides disgracieuses.