Culture
M. Ennaji démystifie le pouvoir dans le monde musulman
Jamais le lien d’autorité dans le monde arabe n’a été aussi minutieusement examiné que dans «Le sujet et le mamelouk», œuvre signée Mohammed
Ennaji, dans laquelle,
avec une patience de bénédictin, et à grand renfort d’archives
dûment décortiquées, l’auteur montre que, à travers
l’histoire, les rois ont instauré la servitude comme règle
du pouvoir.
Dès l’abord, deux arguments de poids plaident en faveur de l’ouvrage Le sujet et le mamelouk, de Mohammed Ennaji. Au premier chef, sa publication dans la collection «Mille et une Nuits», de Fayard, maison de bonne tenue dont on connaît l’exigence dissuasive. Ensuite, le crédit apporté par une des figures emblématiques de l’intelligentsia française : Régis Debray. Le médiologue, peu enclin à la complaisance, fut tellement «épaté» par le livre, dont on lui soumit la première mouture, qu’il ne céda à personne d’autre l’honneur d’en faire la présentation. Sans jamais verser dans le dithyrambe suspect, il en proposa une lecture pertinente, ponctuée de formules obligeantes, exaltant le courage, la pénétration et l’originalité de l’auteur, et appelant à se plonger dans son ouvrage. «Tous ceux qui, sur le terrain et à pied d’œuvre, prennent au sérieux les mots un peu faciles de «modernisation», «démocratie» ou «citoyenneté» devront lire ce livre s’ils veulent prendre la mesure des obstacles à vaincre pour pouvoir donner corps à ces beaux idéaux. Cette indispensable mise au point leur donnera les motifs et les moyens de se désengluer d’un héritage plus ou moins inconscient, qui, comme tous les autres, l’occidental inclus, est aussi glorieux que piégé», conseille Régis Debray.
Des sciences à l’économie, puis à la sociologie et enfin à l’histoire, le parcours sinueux de Ennaji
Il en faudrait davantage pour que Mohammed Ennaji «prenne la grosse tête». Malgré l’estime de ses pairs et les grandeurs d’établissement qu’on lui fait miroiter en vain, l’auteur de L’amitié du prince tient à préserver cette humilité dont il a été nourri au sein. Au cœur austère de Kalaât Sraghna, cette excroissance où l’on purge une peine plutôt que l’on ne vit. Par chance, Marrakech n’est pas loin. L’adolescent Ennaji y jette l’ancre pour s’embarquer dans la galère des sciences expérimentales. Bac en poche, il change de cap et bifurque vers l’économie. Ce ne sera pas sa dernière infidélité. A sa sortie de la faculté, le volage tombe dans les bras de la sociologie. Le sociologue Paul Pascon, attendri par la ferveur du néophyte, prend en sa main experte son éducation sociologique. Il n’en éprouvera aucune peine tant le disciple se montrera réceptif, voire doué, donc bon pour le service. Et c’est à quatre mains qu’ont été confectionnés Le Haouz de Marrakech et Le Makhzen et le Souss al-aqsa, entre autres publications.
En 1983, le couple de chercheurs se rendit à la zaouïa de Sidi Ahmed Ou Moussa, au sud de Tiznit, afin de mener une enquête sur des culivateurs descendants de Noirs haratine dont les ancêtres ont été dépossédés de leurs terres par de puissants propriétaires terriens. Plus l’étude avançait, plus l’idée d’explorer le champ de l’esclavage prenait forme dans l’esprit de Mohammed Ennaji. Rares étaient jusqu’alors les sociologues qui s’étaient aventurés sur ce terrain. Bernard Lewis représente l’exception, avec son Race et couleurs en pays d’islam (Payot), du reste peu consistant. Pourtant, Ennaji décida de faire cavalier seul. A la différence des virtuoses de surface, qui procèdent par coups d’œil panoramiques, extension de domaines, multiplication de points de vue, Ennaji se révéla penseur de fond. Il ne cessait de fouiller, ruminait, revenait toujours à la même question insondable, avec un entêtement myope. Et, en prenant son temps. Un temps généreusement dépensé en consultation d’archives. L’auteur savait tout le bénéfice que son approche historique pouvait tirer du recours à l’archive, il s’en montrait donc boulimique. Des dizaines de milliers de pages lues activement, décortiquées scrupuleusement. Au terme de cette recherche au long cours (de 1984 à 1994), un ouvrage : Soldats, domestiques et concubines. L’esclavage au Maroc au XIXe siècle, paru chez Balland, puis chez Eddif.
Dans «Soldats, domestiques et concubines…», on trouve les germes de son essai sur le pouvoir
Deux propositions majeures en découlent. La première énonce que l’esclavage était une pratique largement répandue au Maroc au XIXe siècle. La seconde précise que les esclaves n’étaient pas tous logés à la même enseigne. Les plus éclairés d’entre eux jouissaient de faveurs et d’honneurs, ce qui distinguait l’esclavage en terre d’Islam de celui des autres pays. Si nous nous sommes un tant soit peu attardés sur le premier essai de Ennaji, c’est pour deux raisons. L’une est que l’auteur reconduira la même méthodologie, fondée sur l’interrogation des archives et l’incursion dans l’épaisseur de la langue, dans Le sujet et le mamelouk. Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe(*). L’autre est que Ennaji a trouvé son sillon. Celui de la servitude, qu’il compte creuser et exploiter. Après avoir mis l’ultime touche à Soldats…, l’auteur fit part de son intention de changer son fusil d’épaule pour tirer à vue sur l’univers carcéral. Serment d’intello. Peu de temps après, il revint à son obsession première.
Le propos de l’essai sur Le sujet et le mamelouk n’est pas anodin. Loin s’en faut. Il s’attache à mettre au jour les fondements du lien d’autorité dans le monde arabe. Quand on sait que le pouvoir donne lieu à une construction mythologique de la part même des sujets qui y sont assujettis, on peut mesurer le caractère périlleux de l’entreprise. Mais Mohammed Ennaji, en penseur à contre-courant, qui n’appartient à aucune chapelle, s’y frotte au mépris des piquants.
Sur quoi repose l’autorité ? Essentiellement sur la servitude, soutient-il sans ambages. «La servitude a été une clé très utile pour déverrouiller l’espace du sacré en en désacralisant l’approche, plus explicitement en l’abordant à partir du lien d’autorité», pose-t-il dès l’introduction. Qui dit servitude dit esclavage. Or, il est communément admis que l’avènement de l’islam avait sonné le glas de cette pratique infâme évoquée dans vingt-cinq versets du Coran. L’écrivain Malek Chebel rappelle, dans Le Nouvel Observateur du 13 septembre 2007, que dans un hadith non controuvé, le Prophète dit : «Dieu n’a rien créé qu’Il aime mieux que l’émancipation des escalaves et rien qu’Il haïsse plus que la répudiation». A celui-là qui lui demandait ce qu’il devait faire pour mériter le Ciel, Sidna Mohammed aurait répondu : «Délivrez vos frères des chaînes de l’esclavage».
Mohammed Ennaji récuse la thèse d’un islam égalitariste
A cet égard, la réaction de Ennaji est intéressante. Elle s’inscrit en faux contre la thèse abolitionniste. Avec une argumentation très charpentée et un appareil critique très fouillé, l’auteur montre que, d’une part, la politique d’affranchissement était trop velléitaire pour produire des effets tangibles. D’autre part, malgré l’exemple du calife Abou Bakr consacrant sa fortune au rachat des esclaves, l’affranchissement était très coûteux, ce qui en dissuadait les bonnes âmes. Enfin, l’Etat musulman, érigé sur les décombres des anciens royaumes tribaux, en avait épousé toutes les pratiques, y compris l’esclavage. Particulièrement l’esclavage. Révolu ou pas, celui-ci constitue un substratum inconscient qui remonte à la surface. C’est sur cela que misent les rois pour affermir leur pouvoir.
«C’est bien la servitude qui s’offre comme mode autoritaire emprunté aux liens sociaux privés. Le rapport maître-esclave s’est révélé le plus efficace dans le milieu tribal pour asseoir et affirmer le pouvoir du chef. Il va constituer le noyau autour duquel vont s’articuler les relations que le roi entretiendra avec son entourage, ses serviteurs et ses sujets», conclut Ennaji. Sur la personne royale à travers l’histoire, il pose un regard d’entomologiste, examinant à la loupe la ritualisation et la spectacularité de ses apparitions ainsi que de ses éclipses, destinées à asservir encore plus les asservis. Comme dans Soldats…, l’historien fait peu de cas de l’historiographie officielle, envers laquelle il semble avoir adopté une stratégie de méfiance, mais se fie à l’archive. Pas moins de 229 renvois bibliographiques dans un livre de 368 pages. C’est dire combien les références de Mohammed Ennaji sont étendues. L’auteur glose avec minutie des textes qui parlent du lien d’autorité, se répondent, s’entre-troublent. Intimement convaincu que c’est dans les recoins et les détours de la langue que se niche la vérité, il se comporte en philologue, traquant la filiation d’un mot, mettant ce dernier en rapport avec ses homonymes, synonymes et antonymes et lui faisant rendre gorge jusqu’à épuisement de sa signifiance.
«Proposée par l’imam Râzi pour décrire la proximité divine et ses différents cercles, curieusement inspirée par une logique de proximité bien terrestre, la grille des différents niveaux de servitude qui structure le rapport du roi à ses sujets compte sept catégories, rappelant les sept niveaux célestes.» Dans l’ordre de proximité du roi : les chastes, dont la servitude est la seule raison d’être ; les membres de la «khassa», courtisans et commis de l’Etat ; les conseillers choisis pour leur savoir-faire éprouvé ; les nobles qui occupent des places importantes dans le royaume, les proches en état de disgrâce mais autorisés à arpenter les allées du palais dans l’espoir de reprendre du service ; les serviteurs du roi affectés à des tâches déterminées, et qui forment avec les soldats le gros du bataillon ; enfin arrivent les «suppliants», sujets communs du roi, réduits à solliciter ses bienfaits.
La «‘ubudiyya» – littéralement esclavage – impose la soumission et l’avilissement. Ennaji en égrène toutes les manifestations voulues par les rois. Ce qui nous vaut des plages descriptives et narratives du meilleur aloi. A propos de la «main carnassière», du baisemain, du tabouret du sujet face au trône du roi, de la prosternation, de la supplication, de l’attente interminable dans l’antichambre, du voile…
Le mérite de Mohamed Ennaji réside dans son élaboration, pour reprendre l’expression de Régis Debray, d’«une physiologie du pouvoir au quotidien», démarche jamais osée, pour des motifs évidents dans le monde arabe. Mais, au-delà de son immense intérêt pour les curieux de la chose royale, il se veut plus ou moins explicitement un manifeste. Il plaide en faveur d’une histoire politique qui désacraliserait le pouvoir d’Etat, en démystifierait «le mystère religieux en restituant leur logique terrestre aux envoûtements du surnaturel». C’est à l’aune de cette ambition, alléchante sinon raisonnable, qu’il faut donc le juger.