Culture
Livre Jeunesse : l’univers désenchanté
Au Maroc, deux maisons d’édition jeunesse se battent pour survivre, faute de subventions. Nadia Essalmi, la fondatrice de Yomad à‰ditions, interpelle le ministre de la culture sur l’urgence d’une vraie politique du livre.

Des étoiles au plafond, des lapins farceurs plein les murs et par terre, des monticules de cartons, comme des boîtes magiques d’où bondissent des livres, bariolés de petits ânes ailés, de dragons aux narines frémissantes, de girafes secouant coquettement leurs boucles d’oreilles. Pas de doute, nous sommes bien aux Éditions Yomad, pionnières de la littérature d’enfance au Maroc, et c’est Nadia Essalmi, la fondatrice, qui, tout sourire, nous guide le long de son couloir vers la féerie.
«Je me suis lancée en 1998, avec cette terrible, cette angoissante question en tête : Où diable vais-je trouver les auteurs ?» L’anxiété ne durera pas bien longtemps : son sauveur, la toute fraîche éditrice, le rencontre très vite, par un hasard de conte merveilleux. Bon, c’est vrai, l’homme n’a pas tout à fait l’allure d’un prince charmant, il a même les cheveux un peu en broussaille, mais sa plume débridée, volcanique, enfièvre les esprits : «Je serai ton premier auteur !», s’écrie Driss Chraïbi, qui congédie alors les démons du Passé simple pour brosser une trilogie rigolote, sortie en 1999 : «l’Âne K’hal», tour à tour invisible, maître d’école et commentateur à la télévision. «L’âne K’hal, toujours audacieux, est cette fois-ci présentateur. Il inverse toutes les informations ainsi que la météo», clame joyeusement une quatrième de couverture.
Mise en orbite réussie ! Gonflée à bloc, Nadia Essalmi se hâte d’enrôler d’autres prestigieuses signatures : l’Algérien Mohamed Dib fait pourchasser le petit Salim par un vilain sorcier, Abdellatif Laâbi crayonne l’impensable et fait manger, de son plein gré, sa première tomate à Nassim, Abdelhak Serhane gave—à leur insu— les maris de «pommes de grossesse» et Zakia Daoud confectionne, pour les enfants de plus de dix ans, une fresque historico-ludique : Abdelkrim El Khattabi, le héros du Rif. «La culture importée, ça va deux minutes, argumente Nadia Essalmi. Les livres venus d’Europe sont très joliment faits, mais ils racontent le Père Noël et la Tour Eiffel. Nos enfants ont besoin d’histoires tirées d’un monde, d’un quotidien qui leur est familier, d’une littérature qui leur parle, de personnages auxquels ils puissent s’identifier». Pour cela, l’éditrice a trouvé, il y a quelques années, la recrue parfaite. Encore un coup de pot comme seul un conte de Grimm sait en raconter : un jour, l’éditrice tombe nez à nez sur Fouad Laroui, qui se dérobe : «Non… Je ne peux pas écrire pour les enfants, je n’en ai pas» – «Eh bien faisons-en un !», répond la spirituelle Nadia, du tac au tac. Charmé, l’écrivain mûrit l’idée— du livre, pas de l’enfant, voyons— le soir même chez un ami qui, justement, lui confie son fils quelques minutes, le temps d’essorer une salade. «Après sa discussion avec le môme, se souvient l’éditrice, Laroui s’est ravisé et m’a alors fait deux somptueuses petites histoires, dont La meilleure façon d’attraper les choses, qui a eu le prix Grand Atlas en 2005. Là, il est en train de peaufiner son troisième livre pour Yomad».
De la féerie à l’épouvante
Synthétisons : des auteurs reconnus et largement appréciés, treize années de présence soutenue sur le marché de l’édition, une cinquantaine de livres inspirés, pour la plupart, de nos fables et légendes marocaines. Des atouts qui, en principe, devraient assurer le succès de Yomad. «Et pourtant, sourit faiblement Nadia Essalmi. Dans ce créneau, vous devez être passionné. Sinon, vous ne tenez pas le coup». A ce point ? Elle acquiesce : «Il m’arrive même, certains jours, de me dire très sérieusement : demain, je ferme». Le conte de fée tourne au cauchemar, dès que Nadia sort le nez des livres pour braver son lot de tracasseries quotidiennes. «Chaque nouvelle parution qu’on hasarde est un défi, quand on manque de moyens et de soutien». Trois mille exemplaires peuvent en effet coûter plus de 60 000 dirhams. «Et là, je ne parle que de l’impression, se ravise l’éditrice. Car il faut aussi payer l’écrivain, l’illustrateur, la conception, les charges fixes. En tout, la fabrication d’un livre va facilement chercher dans les 100 000 dirhams». D’où la cherté du bouquin, vendu 40 dirhams en moyenne en librairie, à côté de livres étrangers à prix bradés. «Un jour, au salon du livre, une femme m’a traitée de voleuse après m’avoir demandé si je vendais au gros ou à l’unité, s’étrangle Nadia Essalmi. Forcément ! Elle revenait des stands libanais et égyptien où on lui proposait des ouvrages de qualité médiocre à 5 dirhams. Les 40 dirhams ne couvrent même pas les frais d’impression, ça, elle ne s’en doute pas !». Et encore moins des acrobaties financières pour parvenir à ce tarif : «Sans les mécènes étrangers et le Bureau du livre de l’ambassade de France, ça aurait coûté 300 dirhams». Les traits de l’éditrice se radoucissent quand elle repense à ce monsieur qui, un beau matin, a débarqué de France pour proposer son aide, quelques jours après la diffusion d’un portrait de Nadia sur France 3. «Il a commencé par acheter 500 exemplaires pour les Restos du cœur, puis il a créé une fondation, pour distribuer mes livres dans des endroits reculés comme Ouarzazate ou Merzouga». Cela dit, la jeune femme ne le répétera jamais assez : «Leur aide est précieuse, certes. Mais l’édition jeunesse au Maroc ne doit pas compter que sur l’ambassade de France ou des mécènes étrangers. Il faut que nos dirigeants fassent quelque chose !». Nadia Essalmi aime comparer l’ère de l’ancien ministre de la culture, Mohamed Achaâri, à une sorte d’«âge d’or» : «Toute proportion gardée, bien sûr. Les aides du temps d’Achaâri n’étaient pas exceptionnelles, mais elles avaient le mérite d’exister. A l’époque, le ministère finançait 50% du livre. Après, les deux successeurs, Touria Jebrane et Bensalem Himmich, ont tout bonnement décrété qu’il n’y aurait plus de subventions. Depuis, le livre ne fait que reculer». Aujourd’hui, les espoirs de Yomad éditions et de Yanboue Al Kitab, les deux seules maisons d’édition jeunesse au Maroc, reposent sur le tout nouvellement nommé Mohamed Amine Sbihi. «Il nous faut une politique du livre, une vraie, martèle Nadia Essalmi. L’Etat doit arrêter de sans cesse rogner sur le budget de la culture, comme si elle était accessoire, un simple agrément. Nourrir l’imaginaire de nos enfants, cultiver leur intelligence, c’est ça qui va aider à bâtir un meilleur Maroc, booster notre développement humain». Mais l’éditrice ne se fait pas trop d’illusions : «ça n’arrivera sûrement pas de mon vivant». Vivre heureuse et avoir beaucoup (de livres) d’enfants, ce n’est pas demain la veille.
