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Culture

Les Gnaoua, thérapeutes et non exorcistes

Le festival Gnaoua et Musiques du monde dans sa XIIe édition du 25 au 28 juin, à  Essaouira.
Pas moins de onze «lilas», à  Dar Souiri, à  Zaouia Gnaoua et sur la scène Bab Doukkala.
Lumière sur la dimension thérapeutique de cette musique, perceptible durant les rites de possession.

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Pour la grande part, les Gnaoua sont les descendants soit de ces esclaves noirs emmenés du Soudan par les sultans saâdiens, soit de cette garde noire qui veillait sur le sultan Moulay Ismaïl et qui s’est dispersée après sa mort à travers villes importantes et ports prospères, ou de ces tirailleurs sénégalais enrôlés par l’armée française à l’époque coloniale. Constituant une confrérie fortement implantée à Marrakech, Essaouira et Casablanca, ils ne disposent pas de temples, à l’exception de la zaouia Sidna Boulal, bâtie par les Gnaoua d’Essaouira, au matin du XXe siècle, sur un terrain offert gracieusement par une famille aisée de la cité bleu azur. En ce lieu qui renferme un puits dont on recueille la baraka, une modeste mosquée, un msid et deux pièces, l’une attribuée aux hommes et tapissée de grands tambours (ganga), l’autre réservée aux femmes, règne sans partage un moqadem dûment élu par les maîtres musiciens. Lesquels lui proposent une moqadema de leur choix. Celle-ci, assistée d’une arifa et aidée d’une tallâa (voyante médiumnique) ou une chouwafa (voyante non médiumnique), assume, entre autres fonctions, la direction de la cérémonie des rites de possession.

La zaouia Sidna Boulal, à Essaouira, lieu privilégié des rites de possession
Dans la pièce de la zaouia qui leur est consacrée, écrit Abdelhafid Chlyeh, dans Les Gnaoua d’Essaouira (Edition Sefrioui, 1994), les femmes «pratiquent la transe de possession hors de la vue des hommes, lorsqu’une cérémonie est organisée dans la zaouia. Certaines malades y font des retraites afin d’obtenir une guérison ou une amélioration de leur état». C’est dire combien la musique Gnaoua est à valeur thérapeutique. Essentiellement au travers de la cérémonie du rite de possession. Elle dure une nuit, d’où l’appellation lila qui prévaut sur celle de derdeba, usitée par les maâllems. On appelle lila, nous instruit Abdelhafid Chlyeh, psychotérapeute et anthropologue, une cérémonie nocturne animée par le mâalem du guenbri et les joueurs de crotales, cérémonie au cours de laquelle certains participants en état de transe sont censés être habités par des entités surnaturelles qui font partie des croyances de la confrérie. Par là, cette cérémonie doit être définie comme un rite de possession dont l’origine se trouve essentiellement en Afrique noire. Ce rite présente des analogies, avec des cérémonies comme le bori haussa, le stambali tunisien, le vaudou haïtien, le culte des zar égyptien, éthiopien et soudanais et la macumba brésilienne».

Lors d’une lila, invocation des sept «mlouk», chacun avec sa couleur et son encens favori
Une lila se déploie en cinq moments : le sacrifice, le repas, le cortège, les koyou et les danses de possession. Avec les accessoires requis, à savoir sept boîtes d’encens correspondant aux sept mlouk, du lait et des dattes, un brasero et des poignards, des voiles de plusieurs couleurs (hmal) et des tuniques, des bâtons et des aspergeoirs emplis d’eau de fleur d’oranger et d’eau de rose. L’animal de sacrifice-bouc, mouton ou vache – est immolé généralement en milieu de journée, après avoir été lavé, puis «encensé» par un sacrificateur de rouge vêtu. Vers 22 heures, les Gnaoua, munis de tambours et de crotales, se mettent à arpenter les rues et les artères de la ville. Cette procession chantante fait partie de la âada (la coutume).
De retour au lieu où se tient la lila, ils exécutent quelques danses accrobatiques, ensuite se préparent à l’étape suivante, dite les kouyou. Guenbri et battement des mains rythment cette phase transitoire, ponctuée de danses, où sont invoqués la malvie des esclaves, les mâalems défunts et les saints patrons, à travers des chants tels Kankani Boulila, Barma Soutanbi, Sourayé, Chalabati, Lalla Fatima, Tanglami, Sabakro, Khali M’bara maskin, Zid al Mamal… Après avoir offert un spectacle dansant étourdissant, les Gnaoua se disposent pour le clou de la soirée : les mlouk. Les mlouk forment la partie sacrée du rituel. Aussi est-elle introduite par des chants à la gloire d’Allah et du Prophète :
Ô envoyé d’Allah notre Prophète;
Le mecquois aimé d’Allah, ô Hammadi;
Bénédictions sur l’envoyé d’Allah, père de Fatima;
Il n’y a pas de Dieu si ce n’est Dieu Lui-même;
Ô Prophète, guéris mon état !
Les mlouk sont ensuite priés de se manifester, selon un ordre immuable. «A la fin des kouyou, après une pause, on apporte sur un plateau (tbiqa) de l’encens, des foulards de différentes couleurs. Ces derniers servent de devises et de clés aux différents mlouk.

Pour «avoir vendu leur âme au diable», les Gnaoua seront pourchassés par les wahabites et leur adeptes
Ceux-ci sont en effet constitués en groupes distincts caractérisés par des couleurs distinctes», rappelle Ahmed Aydoun dans Musiques du Maroc (Eddif, 2001). A Moulay Abdelkader Jilali reviennent couleur blanche et benjoin blanc. Noir et benjoin noir sont dévolus à Sidi Mimoun, appelé le ténébreux (Laghmami). Les mlouk marins (bahryin) défilent en bleu sous des effluves de benjoin blanc. Pour les mlouk rouges, ceux des abattoirs. Couleur rouge et benjoin rouge sont de mise. Les chorfa ont droit au blanc, au bois d’aloès et au benjoin blanc (Baba Al Hadi Ali/ Béni soit le Prophète Mohammed / Baba Al Arabi Sidi Mohammed Bou Chama). Les «gens de la forêt», race violente, sont représentés en noir, foulard et benjoin, avec un plateau de farine d’orge grillée (zamita) sans sel, autour duquel tournent les «possédés». La derdeba se clôt par l’invocation des mlouk féminins.
A ce stade jaune, rouge, violet et noir sont sollicités, en même temps que le benjoin noir ou blanc, la gomme arabique, la résine de lentisque et le bois d’aloès. On commence par Lalla Mira, friande de parfums et de sucreries et très porté sur le jaune. On termine par Lalla Aîcha, dans le noir absolu (elle a horreur de la lumière), après avoir mis en scène Lalla Malika, Lalla Meriem, Lalla Rqia et Lalla Houwwa.
Par la pratique de la transe, reprochent d’aucuns, les Gnaoua prétendent exorciser les malades des démons qui les habitent. Or, comme le souligne l’éthnologue Viviana Pâques, «les Gnaoua, qui pratiquent la transe et la possession, sont absolument formels sur  le fait qu’aucun djin ne peut pénétrer dans le corps d’un homme, car celui-ci exploserait. Les énergies qu’ils invoquent et guident sont les sept énergies issues de la lumière mohammadienne, issues les unes des autres comme le sont les sept couleurs de l’arc-en-ciel, ainsi que l’explique la fameuse prière de Moulay Abdessalam ben Mchich, qui est à l’origine de toutes les confréries marocaines». Les djin composent l’armée des anges déchus à la suite de la désobéissance de Satan à Dieu. Ils peuvent détourner du droit chemin l’homme, mais ne sauraient occuper son corps. Seuls les êtres versés dans les lois divines sont habilités à les chasser. Ce dont sont conscients les Gnaoua, qui se réclament thérapeutes et non exorcistes.

La confrérie Tijaniya, instaurée pour contrecarrer l’influence des Gnaoua, fit un flop lamentable
Pourtant, les Gnaoua, comme les Aissaoua, les Jilala, et toutes les confréries adeptes de la transe et la possession seront voués aux gémonies au motif de vente de leur âme au diable, sur ordre des wahabites saoudiens. Ils furent interdits de pèlerinage à la Mecque, pourchassés dans leur pays même, eux et tous les danseurs et les danseuses, ainsi que les amateurs de chant et de danse, car celui qui s’adonne à ces plaisirs, jugés hérétiques, «cherchera sa propre perte et attirera le malheur sur lui et sur tous ceux de sa race. Il sera prêt à être immolé par Satan et perdra le bénéfice de cette vie et de l’autre».
Le sultan alaouite, Moulay Slimane (1792-1822), partisan fervent du wahabisme, n’aura pas de cesse qu’il n’ait éradiqué les confréries, particulièrement celle des Gnaoua, la plus maléfique, estimait-il. Pour contrecarrer leur «mauvaise» influence, il créa à Fès la zaouia Tijaniya. Un coup d’épée dans l’eau. La Tijaniya, très prospère en Afrique noire, n’eut pas le rayonnement souhaité au Maroc, pendant que les autres confréries, surtout celle des Gnaoua, ne cessaient de monter en puissance. Et la musique Gnaoua de monter en flèche. Elle est présente dans celle des Rways, de Nass Al Ghiwane, de Jil Jilala et dans la chanson moderne marocaine. Elle est saluée par les plus gands, tel Randy Weston, jazzman rare, qui lui a consacré un CD intitulé Les maîtres splendides gnaoui du Maroc.
Enfin, elle attire un nombre incalculable de jeunes et de moins jeunes, comme en témoigne l’affluence considérable au festival Gnaoua et Musiques du monde d’Essaouira

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