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Culture

Les éditeurs redécouvrent la magie du conte

Longtemps remisé au grenier parmi les vieilleries, le conte revient en force chez les auteurs
et éditeurs.
Universel par ses ressorts, il a des vertus thérapeutiques permettant
aux enfants d’exorciser leurs peurs.

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Des petits aux grands écrans, des histoires destinées à accompagner le sommeil des chérubins à celles qui occupent les adultes, des journaux quotidiens aux livres d’histoire, des fictions littéraires aux paraboles religieuses, des fables politiques aux histoires drôles ou à la publicité, les figures les plus diverses du récit ponctuent nos vies. Le récit accompagne la vie et la mort des plus humbles comme des plus grands. Il trace les limites de ce que chacun doit et peut faire à travers ragots, potins, cancans ou éloges. Sur les ondes et au cinéma, le retour, ces dernières années, des plus traditionnelles formes de narration, illustre la part prépondérante du récit dans la quotidienneté.

«Vivre, c’est raconter, raconter c’est vivre», affirme le Japonais Oe
Raconter est une activité aux nombreuses vertus. Le Talmud, qui rassemble la loi orale juive, ne recommande-t-il pas, «avant l’étude, de raconter une histoire, car ça dénoue la pensée» ? La comédienne Latefa Arhrare qui, à l’occasion, n’hésite pas à troquer son costume de scène contre le bâton du conteur, dit préférer le conte à la vie : «Un conte n’est jamais ennuyeux, tandis que le vie l’est constamment. Pour me distraire des pesanteurs de la vie, je me plonge dans une bonne histoire.» En présentant son roman M/T et l’histoire des merveilles de la forêt, l’écrivain japonais Kenzaburo Oe, confesse : «Dans M/T, je répète la formule «Vrai ou faux, qui le sait ? Mais comme c’est une vieille histoire, il faut que tu l’écoutes en croyant qu’elle est vraie, même si elle est fausse» […] Pour quelqu’un comme moi, écrivain depuis l’âge de vingt-trois ans, la vie s’identifie au récit. Se taire, c’est cesser de vivre. Ce que je pourrais résumer en disant : Vivre, c’est raconter, raconter c’est vivre».
Fait curieux. Dans une ère incurablement matérialiste, et de ce fait, imperméable au rêve, rétive à l’évasion, s’attise pourtant une incroyable curiosité pour les récits. Au Maroc, cela se manifeste par une floraison de contes dus aux éditions Marsam, Yomad et Yanbow Al Kitab, qui enrôlent des conteurs confirmés, tels Sonia Ouajjou, Majid Al Amiri ou Ouadia Bennis, et mettent aussi à contribution des écrivains reconnus, comme Driss Chraïbi (L’âne K’hal à la télévision; L’âne K’hal invisible), Mohamed Dib (Salim wa Sahir), Fouad Laroui (La meilleure façon d’attraper les choses), Abdellatif Laâbi (Comment Nassim a mangé sa première tomate), Abdelhak Serhane (Pommes de grossesse)… L’intérêt croissant pour le conte se traduit également par la constitution d’une association, en 2004, Conte’Act, qui propose, chaque année, dans une ville différente, des veillées «conteuses», pendant sept jours.

A la lecture des cent contes d’Afanassiev, le russe Vladimir Propp, en 1928, a été frappé par le retour d’événements et de personnages identiques. Un personnage est souvent, au départ, soit en manque (mort de la mère dans Peau d’âne ou Cendrillon) soit victime d’un méfait (dans L’oiseau d’or de Grimm, l’oiseau merveilleux dérobe des pommes d’or) ou les deux. Afin de réparer le manque ou le méfait, il est fait appel à un héros, qui peut être le personnage lui-même. Lorsqu’il affronte l’épreuve, le héros, généralement, reçoit de l’aide ou se voit transmettre un objet magique. Dans Les trois nains de la forêt, de Grimm, Elsa accepte de partager avec les nains son maigre repas. Comme elle se montre affable, ils l’aident à remplir la tâche imposée par sa marâtre (trouver des fraises sous la neige) et lui confèrent trois dons merveilleux. De façon similaire, dans Les fées de Perrault, l’héroïne donne à boire à une pauvre femme et elle reçoit en retour un don: à chaque parole qu’elle prononce, il lui sort de la bouche une fleur ou une pierre précieuse.

Par-delà les frontières culturelles, les thèmes du conte se ressemblent
Les épreuves comme les actions les surmontant s’enchaînent jusqu’à la résolution du problème, suivie par le châtiment des méchants et la récompense des bons. Le conte se clôt souvent par une morale. Ainsi, à la fin du Serpent et le Hérisson, glisse-t-on : «Introduire un ami chez la beauté qu’on aime est bien souvent une imprudence extrême, dont à loisir on se repent».
Ce qui ne cesse d’interroger les narratologues, c’est que les contes non seulement présentent un même schéma narratif, mais aussi brodent sur les mêmes thèmes, quelle que soit la distance culturelle entre les communautés qui les produisent. L’héroïsme, l’honneur, l’abnégation, la loyauté, la rouerie féminine, le bien triomphant du mal en sont quelques-uns, ressassés sous tous les climats. Faut-il référer ce parage thématique à des traits culturels universels ? La prudence nous dicte de ne pas nous aventurer sur ce terrain glissant. Encore plus frappant, la similitude entre des contes éclos dans des horizons distants. Haïna, Khchiba bant oud ou Aïcha Rmida sont des contes marocains, qui ressemblent à s’y tromper respectivement à Barbe bleue, Peau d’Ane et Cendrillon, empruntés à de vieilles légendes par le Français Charles Perrault (1628-1703).
Entre deux exploits du héros du jour, un célèbre conteur de la place Jemâa el Fna «chauffe» la galerie par ces propos : «Ici, généreux auditeurs, l’on s’amuse !» Il ne croit pas si mal dire. Ou du moins, il ignore que sous couleur de divertir, le conte fait œuvre thérapeutique ou idéologique, selon le cas. La nounou qui berce le sommeil de l’enfant avec une histoire hantée de mauvais génies, de vilaines sorcières, de monstres cruels et d’ogresses sanguinaires, ne sait pas qu’en l’apeurant, elle lui permet d’exorciser sa peur.

Dans les contes marocains, les femmes sont frivoles et volages
Mais le conte n’a pas que des vertus, il possède surtout des travers. Tel celui d’incruster dans les esprits des représentations désobligeantes qui ont cours dans la société «bien-pensante». L’image que les contes marocains imposent de la femme en est fâcheusement exemplaire. Selon la sociologue Leila Messaoudi, auteur d’un article intitulé «Images et représentations de la femme dans les contes marocains du Nord-Ouest» (in : Clio, n° 9, 1999), celle-ci est présentée comme un objet sexuel, ne pouvant s’accomplir que dans le mariage avec un mâle viril, auquel elle est prête à se soumettre corps et âme.
Au temps où les «dada» et les «hanna» étaient chargées de «dégrossir» les garçons à l’âge de leurs premiers émois, elles leur servaient un plat croustillant, sous forme d’historiettes rassemblées sous le nom de Harb Nssa, où la femme est dépeinte sous un jour honteux. Frivole, volage et ingénieusement infidèle, elle serait. «Voilà cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m’enfermer dans une caisse de verre, et me tenir cachée au fond de la mer, je ne cesse pas de tromper ses soins. Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de mari qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes, ce serait le moyen de les rendre sages», se réjouit l’épouse d’un génie géant devant les deux hommes avec lesquels elle vient de se permettre des privautés.

C’est le conteur qui donne une valeur au conte
Ce qui fait la valeur d’une histoire, c’est moins son propos ou son contenu que la manière dont elle est racontée. Sur la place Jemâa el Fna pullulent les conteurs. Mais certains ne font pas recette, tandis que d’autres sont courus. En raison de leur savoir-dire. Le conte n’est bon que lorsque le conteur sait soigner ses effets.

Tel l’incomparable Mohamed Cherkaoui (voir photo), qui entre en scène, le narguilé à la main, des pigeons lui faisant cortège. Il commence par saluer l’assistance. Ensuite, retentit la formule rituelle «kan ya ma kan», précédant l’invocation du Prophète et du saint protecteur de la ville. Puis vient l’annonce du propos : «De la geste du chevalier noir, le lion aux fanions et étendards, au drapeau et au kalame, au glaive et au cheval, défenseur des Beni’Abs, de Fizara et de Dadane, chevalier intrépide au cœur téméraire…»

De quoi mettre l’eau à la bouche aux auditeurs. Ceux-ci sont littéralement «scotchés» aux lèvres du conteur. Il déroule son récit, mais, cabotin, il ne le fait pas d’un seul trait. Il se tait pour préserver le suspense, reprend le fil de l’histoire, en suspend le cours, sa met à prier pour le salut du héros, compatit au sort de la princesse enlevée… Les auditeurs s’impatientent, il revient à son récit, dont il change la géographie pour mieux frapper les esprits. Sif Bnou Yazal se retrouve non pas au palais du roi Ifrah, comme précisé dans la version originelle, mais dans celui de Thami El Glaoui. L’astuce prend. L’auditoire n’en peut plus, il veut connaître le fin mot de l’histoire. Le conteur ne l’entend pas de cette oreille. Sif Bnou Yazal peut «crever» dans sa geôle. Cela ne lui fait ni chaud ni froid. Demain, il décidera de son sort. Du grand art. Un conteur sachant conter sans s’en laisser conter n’est pas à dormir debout.