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Culture

Le VCD, nouvelle folie des vendeurs ambulants

Avec la déferlante VCD, le piratage bat son plein. Une commission interministérielle
se penche actuellement sur les moyens de protéger la propriété
intellectuelle.

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L’Inde est partout à Casablanca. Elle affiche ses stars glamours sur le boulevard Mohammed V, aux cinémas Rif ou Verdun, sur les tréteaux des loueurs ambulants de VCD et sur les étagères du vidéo-club de Issam. La boutique de Issam est sûrement la plus «bollywoodienne» de la médina ! Depuis dix ans, elle fait référence en matière de films hindis à Bab Marrakech.
Entre un portrait de la jolie Kajol et une affiche de Kushi, on trouve de tout chez ce passionné : les indémodables Kuch kuch hota hai («KKHH»pour les intimes), Dil to pagal hai, le dernier Chalte chalte et même quelques vieux films des années 60-70 avec Sanjay Dutt et l’incontournable Amithab Bachchan (la star indienne aux plus de 120 films qui avait éclipsé Alain Delon lors du dernier festival de Marrakech). Le tout, bien sûr, en VCD (vidéo-CD)! En quelques années, ce format a en effet conquis tout le Maroc, comme il semble également conquérir le continent africain. Un vrai phénomène !

Le VHS, c’est fini, le VCD a conquis le Royaume

Spécialement conçu pour la vidéo, le VCD est lisible partout, sur les ordinateurs, les lecteurs VCD et DVD. Il est aussi le plus économique : un lecteur VCD ne coûte que 400 DH.
Comme tout le monde, Issam s’est donc mis aux VCD, constatant la disparition très rapide des cassettes audio et vidéo. Il achète les VCD à Derb Ghalef à 12 DH pièce pour les revendre à 15 DH. Une marge bien maigre ! C’est sur la location (5 DH le film) et l’échange (5 DH également) qu’il fait son beurre. Le DVD original, lui, coûte 100 DH, et 70 DH en copie. Un prix exorbitant pour les habitués, souvent modestes, de la médina.
«Quant aux VHS, c’est terminé, j’en loue trois par jour au maximum. Le problème, aujourd’hui, ce sont les tables, ce n’est plus possible de les concurrencer !». Les «tables», ce sont les loueurs et vendeurs ambulants qui s’installent aujourd’hui un peu partout, à chaque coin de rue. Une catastrophe pour les vidéo-clubs et pour quelques cinémas de quartier ! Alors que faire ?
Issam colle pourtant à la demande. Depuis le film Dilwale Dulhania le jayenge en 96, et la déferlante Shakhuh Khan qui a suivi, il s’est spécialisé dans les films de la star. Puis il a suivi les modes et les nouvelles étoiles montantes : Arjun Rampul, Hrithik Roshan, Kareena Kapoor, … épluchant les revues du genre, Stardust, Filmfare, que quelques amis voyageurs lui ramènent d’Inde, et s’informant des nouveautés sur la chaîne B4U (Bollywood For You).

Le cinéma marocain reste pour l’heure le mieux protégé

Si quelques habitués continuent à lui faire confiance, beaucoup s’approvisionnent désormais au loueur le plus proche. Aujourd’hui, dans sa petite boutique, Issam se tourne les pouces en cogitant sur une future conversion. A moins que le ménage ne soit fait prochainement dans le monde des pirates des rues…
Au marché de Derb Ghalef, le VCD a investi même les tables de marchands de portables et de fringues. Youssef, lycéen, utilise une boîte en bois pour contenir toute sa «boutique». «C’est vite remballé, explique-t-il, quand la police arrive !» Chaque semaine, elle vient faire son petit tour, provoquant un sacré remue-ménage au derb. «Le VCD, ça marche très bien», affirme Youssef avec un large sourire. «ça me permet d’aider ma famille», ajoute-t-il. Complément indispensable pour de nombreuses familles, ce commerce constituerait même souvent l’essentiel du revenu de certains foyers. «Aujourd’hui, j’ai vendu environ 300 VCD et une quinzaine de DVD». Youssef achète 10 DH le VCD et 40 le DVD. Il les revend 15 et 50 DH. Calculez !
Et tout se vend : en tête, les films d’action, comme les très populaires Jackie Chan, et les films comiques.Tom et Jerry en darija fait partie des meilleures ventes de cette table. Mais on trouve aussi les comédies et les clips indiens et arabes (directement enregistrés sur B4U, Dream TV, Melody Hits et Mazica), les derniers matches de l’équipe nationale : le «Maroc 4 – Mali 0» ainsi que le match contre l’Algérie font un tabac, les prêches islamistes se portent bien aussi, comme les prestations de Ben Laden, les préparatifs de l’attentat de Riad…
Et les films marocains ? «Impossible, on n’a pas le droit !». Le cinéma marocain reste en effet le mieux protégé. D’ailleurs il devient introuvable. Depuis quelques descentes de police à Derb Ghalef pour saisir des productions nationales, les vendeurs ne s’aventurent plus sur le terrain. Alors Youssef n’expose jamais ces films, les réservant exclusivement à ses clients. Quant aux films X : «C’est trop risqué… pour un an de prison, ce n’est pas intéressant», résume ce vendeur, suggérant cependant qu’il est possible, sans grande difficulté, d’en trouver ici. Presque tous les vendeurs en possèdent. Mais là encore, ils les réservent à une clientèle privilégiée (celle qu’ils connaissent).

Des salles de cinéma ferment, des sociétés de production disparaissent

Il est même possible, ici, de se procurer les films bien avant leur sortie officielle au Maroc : des films, de qualité souvent médiocre, pour ne pas dire infâme, généralement enregistrés directement dans les salles avec, pour le même prix, l’ambiance d’un ciné parisien, voire indien : déplacements de gens dans la salle, rires, discussions, toussotements… presque un deux en un ! Pour le reste, la grande majorité des VCD sont repiqués au Maroc même.
Pourtant, le commerce est bien moins lucratif qu’il y a quelques années. Mostafa, pirate il y a deux ans, a préféré se déconnecter du secteur. «Avant on pouvait se faire jusqu’à 100 DH par film. Aujourd’hui, pour la même somme, il faut copier plusieurs dizaines de films. Le marché n’est plus aussi rentable !», Mostafa prédit même un renversement probable de la tendance d’ici un an : «Le DVD, actuellement, monte en flèche. Le prix des DVD vierges, des lecteurs DVD et graveurs, maintenant fournis en série avec les PC, ne cesse de baisser. Les avantages du DVD feront également largement la différence : choix de la langue, sous-titrages, choix de la séquence à visualiser, making of, interviews et, bien sûr, une qualité nettement supérieure à celle des VCD !». Une tendance qu’il serait peut-être bon, déjà, d’anticiper…
Lors de la 3e édition du Festival international du film de Marrakech (FIFM), les professionnels se sont réunis pour débattre de la crise dont souffre le secteur du cinéma, notamment de la diffusion multi-supports vidéo, DVD, VCD et internet (400 000 films téléchargés par jour !). Selon les intervenants, 95% des films sont vus hors des salles. Le piratage informatique est la cause de nombreuses fermetures de salles. Récemment, ce sont encore 14 salles de cinéma qui ont mis la clé sous la porte au Maroc.
Seule la production nationale semblait quelque peu mieux protégée. Les pouvoirs publics avaient en effet pu observer les dégâts. Ainsi, le succès des films amazigh s’était accompagné, paradoxalement, de la disparition de plusieurs sociétés de production (à cause de la multiplication du marché pirate de VCD). Les producteurs hésitaient même à diffuser de nouveaux films ou cherchaient d’autres modes de diffusion, se tournant, par exemple, vers la télévision.

La lutte contre le piratage prochainement institutionnalisée

Coup de sifflet ! Le 9 février dernier, les organisations professionnelles concernées par l’industrie cinématographique se sont réunies pour discuter de la mise en place prochaine d’une commission interministérielle chargée du contrôle des enregistrements audio et audiovisuel et de la lutte contre le piratage et la contrefaçon. «C’est un engagement ferme de l’Etat, a expliqué Abdallah Ouedghiri, directeur général du Bureau marocain du droit d’auteur (BMDA), pour protéger la propriété intellectuelle au Maroc, signataire de conventions internationales, telles la Convention de Berne et celles dont l’adoption est en cours, à savoir les conventions de 1996 relatives aux droits d’auteur». Et tout le monde sera mobilisé ! Les ministères (Industrie, Communication, Intérieur, Justice, Finances, Télécommunications), la Gendarmerie royale, la DGSN, la Douane, les Impôts, le CCM, les radios et TV… Par ce décret, la commission aura pour attributions, notamment, de sensibiliser et d’informer les utilisateurs, les exploitants et les producteurs des enregistrements, de constituer des sous-commissions régionales et de mener des contrôles dans tout le Royaume contre le piratage des oeuvres protégées par la loi.
Les Etats-Unis ont bien l’intention aussi, dans le cadre des accords de libre-échange, de moraliser le secteur et de protéger leur production cinématographique.
Malgré tous ces efforts à venir, il semble pourtant bien difficile d’imaginer la fin du piratage au Maroc, tant il est ancré dans nos habitudes marchande et consumériste. Quelle que soit l’efficacité de cette guerre aux pirates, l’internet restera, avec les «peer to peer» (logiciels d’échanges de fichiers entre particuliers) et l’arrivée du haut débit, une porte ouverte difficilement contrôlable sur la copie.
Si ces actes prohibés provoquent d’évidents dégâts économiques, ils sont aussi facteur d’une indéniable démocratisation de la culture de divertissement, en même temps qu’une source de revenus indispensable à de nombreuses familles. Peut-être est-ce la raison de l’arrivée tardive de cette guerre aux pirates qui, à n’en pas douter, fera aussi des victimes, souvent plus modestes que les premières…