Culture
Le français est mort, vive le français 2.1Â !
De nouvelles habitudes de langage et d’écriture quittent la sphère Internet pour entrer dans le quotidien. Un baragouin estampillé «jeunes», qu’adoptent désormais toutes les générations.
«Quand je l’ai poké, il m’a repoké, puis m’a inboxé son 06, alors on s’est whatsappé !», déclare Kenza, enthousiasmée par un nouveau flirt 2.0. Kenza n’a pas 15 ans, mais 27. Devant mon regard ahuri, la publicitaire devine mon désarroi et, dans un élan solidaire, active ce qui semble être des sous-titres : «En voyant son profil sur Facebook, je lui ai envoyé un poke et il m’a poké en retour. Alors il m’a envoyé son téléphone sur inbox et on s’est ajouté sur whatsapp !», Soupire-t-elle, blasée. En mémé dépassée, je fais mine d’avoir tout saisi et esquisse un sourire complice. Soucieuse de préserver mes amis, je me documente sur ce nouveau vocabulaire 2.1. Le comble : mon dictionnaire est une application smartphone ! Oui, il y en a une pour ça (aussi). J’apprends que poke signifie : «Tape amicale sur l’épaule», ce qui, dans le langage «Facebookien» veut dire : «Salut, je ne te connais pas, mais je te trouve sympa. Alors je te fais un petit coucou timide pour ne pas passer pour un arriviste en t’ajoutant comme ami».
Ainsi, progressivement, les relations humaines sont redéfinies selon des règles dictées par les réseaux sociaux. Le comble : La langue française doit suivre le mouvement, sous peine d’infidélité, franglais oblige ! «Le franglais, je ne suis pas contre. Nous sommes quelques fois dans l’impossibilité de trouver un terme qui soit adéquat à une définition, et nous sommes obligés de le dériver. Ce qui est inadéquat, c’est quand il s’agit d’une même langue qui dérive de nouveaux mots à partir de registres extrêmement bas. D’ailleurs, je combats constamment cela !», déclare Rachid El Hadari, docteur en sciences du langage, vice-doyen de la faculté des lettres de Ben M’sik, et professeur au département de langues et littératures.
S’ajoutant à l’évidente perdition des règles syntaxiques et orthographiques (on les subit encore, ces «comme même» pour «quand même», «temps a marre» pour «tu en as marre», «chépo» pour «je ne sais pas», et autres atroces mutilations de la langue), il y a cette invasion de termes venus de la sphère geek qui s’intègrent presque parfaitement dans le langage quotidien, toutes générations confondues. Les «D’jeuns» la légitiment par les 23h/24 passées sur le net, les trentenaires par la notion «pratique», et les quarantenaires par souci de rester «in». «Avant on entendait cela dans un certain cercle : les adolescents et les jeunes. Aujourd’hui, on entend ce genre de discours même chez ceux qu’on appelle les élites !», confirme notre expert.
C’est donc ainsi que gmailiser, mailer, inboxer, buzzer, twitter, bbmiser, whatsapper, skyper, uploader, poker, font la nouvelle conjugaison ! Pas besoin d’un nouveau Bescherelle des verbes du 5e groupe, ceux-là ne se conjuguent qu’à des temps très simples : j’ai buzzé, je buzz, je vais buzzer. Soulignons cette outrageuse finesse d’adaptation aux règles préétablies par la conjugaison classique, que les participes et les auxiliaires nous pardonnent. En lexicographes du XXIe siècle, la nouvelle génération crée, use, abuse de mots traduisant leur quotidien, mais pas seulement. Il existe aussi des «adjectifs» et interjections en tout genre qui expriment les émotions : Lol, MDR, Ptdr, OMG, WTF, Tmtc… «Cet enrichissement linguistique, qui n’en est pas en fait, contribue à une certaine décadence comportementale. La langue n’a pas seulement un rôle cognitif, c’est-à-dire de savoir. Elle a aussi un rôle psychologique très profond. Elle permet aux uns et aux autres de se comporter correctement dans la société. Ce n’est pas uniquement un véhicule linguistique, un véhicule de savoir. C’est aussi un catalyseur comportemental», soutient Rachid El Hadari.
Face à ces intrusions terminologiques façon Spam, on s’interroge : la langue s’incarne uniquement dans les figures d’autorité qui la représentent et la protègent (dans le cas échéant : l’Académie française, et en jurisprudence, le patrimoine littéraire) ou est-ce qu’elle naît et évolue dans l’usage qu’on en fait au quotidien ? L’utilisation répétée de ces E.T de la langue française ne témoigne-t-elle pas justement de leur succès ? Voire d’un certain aspect pratique qui serait la cause (ou la raison) de leur inclusion ?
Régression ou progression ?
«Régression», répond, résolu, Rachid El Hadari. Et d’ajouter : «Peut être que je dis ça parce que je suis un puriste. Mais même si je ne l’étais pas, j’aurai considéré cela comme une régression !». Il est vrai qu’à voir la langue française tant adulée, mitraillée par des geeks boutonneux, on a envie de crier au sacrilège ! Les amoureux de la langue de Molière répondront qu’elle se trouve dénaturée par autant d’intrusions. Son authenticité est lésée au profit de la praticité des nouveaux mots, plus souvent usités à Shakespeare (quoi que l’on imagine assez mal un Macbeth parsemé de «Lol» et un Hamlet qui s’interroge «buzz ou pas buzz ? Là est la question» !). Finalement, ces termes ne sont ils pas que l’apanage de ces générations qui pullulent sur la toile ?
Et ils n’auraient pas tort, ces rigoristes balzaciens. La langue française n’est-elle pas assez riche pour pouvoir traduire toutes les réalités nouvelles insérées notamment par web ou la télévision ? Ces néologismes sont donc si nécessaires que même l’Académie française, «la plus haute instance linguistique en langue française !», surenchérit l’expert, consente à inclure des hideux «buzzer» ou «twitter» dans son dictionnaire ? «Les académiciens sont puristes, s’ils le font, c’est qu’ils n’ont pas le choix !», répond notre linguiste.
Loin d’une vision nihiliste bornée, d’autres répondront qu’il fut un temps où seuls les penseurs pouvaient se targuer de néologismes dont ils faisaient leur propriété exclusive. Aujourd’hui, il est bel et bien révolu. Aujourd’hui, et après tant d’années (et siècles) de lutte acharnée, on prône le non élitisme de la culture. Il est à l’évidence concevable, naturel et approprié que l’on apporte une contribution à la langue par le jargon qui fait le quotidien. Rachid El Hadari approuve en ayant une condition : «Je ne suis pas normatif, mais c’est seulement quand il s’agit d’enrichissement par de nouveaux termes ou par des dérivations linguistiques correctes».
La langue est vivante, plus que jamais, et elle ne fait que suivre l’évolution du monde. Ce n’est qu’avec la création du téléphone qu’est né l’actuellement si commun : «Téléphone-moi !». Avec la naissance de Facebook est né le verbe «facebooker», et ainsi de suite. Ne crions pas au blasphème linguistique, si la langue ne fait que suivre le progrès technologique intrinsèque à notre époque. Si, aujourd’hui, nous ne faisons pas dans les «Tarzan mange pomme», c’est bien une preuve que l’évolution de la race humaine est la condition sine qua non à l’évolution de la langue. Evoluer ou périr ? Seul dilemme des langues ! Et la française a choisi justement d’évoluer.
«C’est une bassesse pour la langue. Plus arabe que française et un manque de respect de la langue dans sa globalité !», se révolte notre spécialiste. Et pour cause, on vient de lui parler de la franco-darija ! S’il faut en effet crier à la mutilation de la langue française, c’est bien sur notre territoire. Avec une darija aux 26 lettres de l’alphabet, auxquelles on ajoute même les chiffres (le 3, le 2 ou encore le 7) en drôles d’analogie aux lettres arabes. Wa bazz !
