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Culture

La parole aux artistes

Dans un remarquable ouvrage, Dounia Benqassem retrace cinquante ans d’arts visuels au Maroc.

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C’était la somme qui manquait. Douze ans après l’approche par individus qu’elle avait adoptés pour son Dictionnaire des artistes contemporains du Maroc (AfricArts éditions, 2010), la critique et historienne d’art Dounia Benqassem livre le fruit d’une vie de fréquentation des artistes marocains et de leurs œuvres, impulsée par deux rencontres : celle de Mohamed Drissi et celle de Mohamed Kacimi, des rencontres au hasard des voyages et de l’actualité, déclenchant un désir de comprendre, d’écouter, d’échanger. Un travail constitué patiemment, au rythme permis par un financement entièrement personnel. «J’ai vendu mes bijoux et un Gharbaoui pour réaliser ce travail, explique-t-elle, non sans humour : «Je n’avais pas l’intention d’être neggafa !»
Dans ce premier volume, sur près de 500 pages, abondamment illustrées, Dounia Benqassem retrace l’histoire d’un demi-siècle d’arts visuels au Maroc, à travers ses différents mouvements et ses grandes figures. En fait, ce sont les artistes eux-mêmes qui la retracent, car à part les textes introductifs, qui dessinent la charpente du projet, l’essentiel du livre est constitué des entretiens que l’autrice a réalisés avec les uns et les autres. De cette manière, l’ensemble apparaît à la fois solidement construit et se lit avec aisance, au gré de la parole fraîche et libre des artistes.

Un livre vivant

La préface, signée du poète Mohammed Bennis, célèbre ainsi les «Vibrations de l’individuel». Il y rappelle que cette pratique moderne résulte d’une rencontre ambivalente avec l’Autre, l’Occidental. «L’art marocain est jeune, mais ses interrogations sont multiples et complexes», qu’il s’agisse de l’identité ou de la place du corps. «Malheureusement, le travail sur cette mémoire complexe, dans ses différentes manifestations (art, littérature, pensée) depuis le début du siècle dernier est encore marginalisé. Il s’agit d’un travail systématique et d’un vaste champ de recherche toujours en friche qu’il faut instamment et rigoureusement entreprendre. En ce sens, le livre de Dounia Benqassem comble un manque considérable dans le domaine artistique». Il salue son amour pour «l’audace de ces artistes» à qui elle donne la parole et applaudit cette «formidable mise en scène de leur parole collective». Elle, elle déplore l’impossibilité d’être exhaustive…
Dounia Benqassem explique le choix de l’entretien à la fois par le fait que ce genre est désormais consacré dans les écrits sur l’art, acquérant une importance déterminante pour les œuvres conceptuelles où l’intention de l’artiste doit être explicitée, mais aussi par sa popularité grandissante dans les médias. Angliciste de formation, elle revendique cette «approche nouvelle dans le monde francophone». Même si elle semble regretter que «la personnalité de l’artiste a ainsi tendance à faire de l’ombre à l’objet d’art lui-même». Ceci dit, cela lui permet d’orienter la discussion sur des aspects non seulement personnels, mais sur la condition de l’art, la perception des mutations du monde – décolonisation, mondialisation, migrations, etc. Beaucoup abordent la relation à l’Occident, le rôle des institutions qui promeuvent la culture, la question de la formation. Le rôle à l’État, au mécène, aux autres artistes, les amène au fil des pages à esquisser collectivement une vision de l’art «comme expérience sociale vécue». «L’approche méthodologique adoptée dans ce travail, explique l’autrice, s’inscrit plus dans le cadre d’un arrangement chronologique visant à inclure le contexte historique et l’environnement socioculturel durant chacune des phases abordées».

Questionner l’identité

Dounia Benqassem identifie quatre générations. Les pionniers de la construction d’une culture nationale ont questionné «l’équilibre entre tradition et modernité», refusant autant de s’enfermer dans une identité – comme le «personnalisme musulman» ou la négritude –, que l’approche des naïfs et autodidactes. La seconde génération, avec Mohamed Kacimi, Saad Hassani, Bouchta El Hayani, Fouad Bellamine…, moins organisée en associations, avec des relations «plus amicales et moins professionnelles», est moins focalisée contre l’Occident. Dans les années 1980-1990, ceux qui émergent, comme Mostafa Boujemaoui et Mohamed Nabili, «ont effectué de longs séjours à l’extérieur avant de retourner au pays», ou se sont établis à l’étranger. Des années 1990 au début du XXIe siècle, c’est le refus de «tout ghetto culturel». Dounia Benqassem resitue ces recherches dans le contexte international de l’époque.
Attentive autant aux propos qu’aux conditions sociales d’existence de cet art, l’autrice souligne le passage d’expositions alternatives place Jamaâ El Fna et dans les lieux publics dans les années 1960 à la centralité des institutions comme l’OCP, l’ONA et les fondations bancaires à partir des années 1980. Elle rappelle l’apparition de salles de vente aux enchères à Casablanca, Marrakech et Tanger la décennie suivante et souligne l’apparition d’espaces d’arts comme le 295×150 à Martil chez Fawzi Laatiris et Batoul Shimi, ou L’appartement 22 ou Le Cube à Rabat.
Ces jalons posés, elle s’efface derrière la parole d’une trentaine d’artistes de la première génération. Génération bicéphale, illustrée à Casablanca par la revue Souffles et l’École de Casablanca dirigée par Farid Belkahia, avec Mohammed Chabâa, Mohammed Melehi, ainsi que de leurs anciens élèves, Malika Agueznay, Abderrahmane Rahoule, Abdellah El Hariri, Houssein Miloudi, Abdkrim Ghattas… et à Tétouan par l’Institut national des beaux-arts, avec Mekki Megara, Saad Ben Cheffaj, Ahmed Amran, assumant, eux, de faire non pas seulement Groupe, mais École. Quelques artistes plus jeunes, comme Hassan Slaoui, Abderrahman Meliani, Omar Bouragba…, y figurent aussi sur la base d’une première exposition avant 1975. Et bien sûr, un hommage appuyé aux pionnières, Radia Bent El Hossein et à Chaïbia Talal.
Le second volume est à paraître pour le 2e trimestre 2023. Il regroupera les trois autres générations, ainsi que des entretiens avec des acteurs culturels et trois artistes sénégalais. Il illustrera les problématiques postcoloniales. Avec sa fille, Dounia Benqassem travaille aussi sur un documentaire qui complétera cette étude essentielle de notre patrimoine visuel.