Culture
La «aïta» orpheline de Fatna Bent Lhoucine
Celle qui fut l’emblème de l’art difficile autant que populaire
de la «aïta» s’est éteinte mercredi 6 avril, laissant
en témoignage de sa longue carrière pas moins de 200 chansons et
plus de 50 cassettes. Récit d’une vie solitaire que le goût
de la musique et de la danse a sauvée du désespoir.
Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaà®treÂ… Allons bon, il nous faut paraphraser Aznavour pour remonter le fil des années, faire une halte aux abords des eighties et tomber sur une chanson, ou plutôt une eau-forte, un formidable coup de cÅ“ur, une ode pleine de rage qui, par chance, ne se raconte pas, ne s’explique pas : Al Aâr A Lahbab. Inutile de gloser sur cette complainte tonitruante qui appartient entièrement à la grande Fatna et renvoie d’un seul coup pas mal de chanteuses de l’époque au rang de pousse-micro.
Très tôt privée de ses parents, elle est livrée à la tyrannie de sa sÅ“ur
Les grands artistes sont toujours des êtres hors du commun. Al Aâr A Lahbab est la chanson qui personnifie le mieux Fatna Bent Lhoucine. Elle traduit l’aventure d’une vie, la vie d’une femme qui a aimé et souffert de toutes ses tripes, beaucoup donné et peu reçu, la vie d’une femme qu’on admire et qu’on vénère, la vie d’une femme qui nous a émus et bouleversés. Lorsque, sur scène, imposante créature dans sa dfina vert céladon, Fatna interprétait Al Aâr A Lahbab, sans nul doute, elle revoyait les troupes anonymes avec lesquelles elle avait débuté, les premiers cabarets et tous les hommes qu’elle avait tantôt aimés, dévorés, aidés ou rejetés. Elle sentait l’odeur entêtante du cannabis, revoyait les beuveries méphitiques, les nuits sans fin, le succès et la réussite, l’amour du public. Elle revoyait aussi peut-être sa maison de Safi oà¹, entourée d’une cour, elle régnait en impératrice. Comme Edith Piaf, elle ne regrettait rien. Elle n’était pas douée pour le bonheur, c’est tout. Depuis belle lurette, elle en avait pris son parti.
Autour de l’enfance de Fatna Bent Lhoucine, les nuages se sont bien vite amoncelés. Très tôt, ses parents payèrent leur tribut à la nature, probablement emportés par une de ces épidémies qui ravageaient le Maroc dans les années trente. Voilà l’enfant sevrée cruellement de l’affection parentale. Et pour comble d’infortune, elle se retrouve livrée à la tyrannie de sa sÅ“ur aà®née qui, en guise de marques de tendresse, lui donne plutôt des volées de bois vert à tout bout de champ, sans raison. Fatna devient vite à la fois Cosette et tête de Turc de sa marâtre de sÅ“ur, mélange horrible de Mme Lepie et de Mme Thénardier. C’est dans cet enfer que se consume son enfance. Une enfance sans lumière, sans espoir, sans horizon. Rien que des pesanteurs, de la grisaille et des coups qui pleuvent dru. A ce régime, beaucoup se seraient effondrés, Fatna, elle, tient tête aux vents défavorables du destin. Elle se permet même quelques évasions, quand son bourreau a le dos tourné, au risque de les payer cher à son retour.
Elle fugue à quatorze ans et sa vie n’est plus alors qu’une longue errance
Safi, sa ville natale, est le haut lieu de la aà¯ta. Nombreuses sont alors les troupes qui s’y vouent. Chacune loue une échoppe pour y répéter. Fatna les connait toutes et elle n’hésite pas à braver la colère bastonnante de sa sÅ“ur pour les passer en revue. C’est ainsi qu’elle apprend à danser. Cet exercice est un exutoire à ses chagrins, elle s’y adonne cÅ“ur et âme. Mais plus elle grandit, plus elle est martyrisée. Elle n’en peut plus. Elle n’a qu’un seul désir : fuir. Ce qu’elle fait, quand elle atteint ses quatorze printemps.
Elle atterrit à Sidi Bennour, après un voyage à pied d’une centaine de kilomètres. Là , elle se présente à la troupe des «Kasmiyate», dont elle a entendu parler. La troupe, ravie de l’aubaine, la recueille. Elle danse comme personne, elle joue superbement des castagnettes et elle est fraà®che comme une rose. Aurait-elle trouvé son salut ?
Las ! Il est écrit que la mistoufle s’attachera aux pas de Fatna. A peine a-t-elle fait ses premières gammes qu’elle apprend, par la troupe, que sa sÅ“ur, qui l’a débusquée, s’apprête à venir la reprendre. Paniquée, elle met les voiles vers Azemmour. Elle y est accueillie à bras ouverts par les «Oulad Sbita», un quatuor qui sert la aà¯ta avec un art étincelant. Pour la première fois, la vie semblait lui sourire. Mais bientôt, elle déchante. Elle ne partage nullement le goût de la troupe pour les veillées imbibées, la fumette planante et les mÅ“urs sexuelles débridées. L’adolescente ne tient pas à se vautrer dans le vice. Elle a sa dignité. Alors, elle reprent le chemin de Sidi Bennour, en compagnie de cheikha Fatna Zboud, son initiatrice, sa mère spirituelle. Elle est perdue, elle ne sait à quel saint se vouer. A Sidi Bennour, elle risque de se faire rattraper par sa sÅ“ur, plus que jamais résolue à l’arracher à la «mauvaise vie» qu’elle mène. Alors, elle prend la fuite, encore une fois. Avec pour seuls armes et bagages, sa tenue «Al Bargui Houani». Vers quelle destination ? C’est le premier autocar en route qui en décide : c’est Louis Gentil, l’actuelle Youssoufia.
Elle fait un bout de chemin avec Si Salah Boutartia, puis ils se séparent car elle est réfractaire au «haouzi»
Par chance, elle rencontre, dans l’autocar, une cheikha serviable, qui l’introduit auprès d’une troupe conduite par le ténor Si Salah Boutartia. Celle-ci est plutôt prospère, grâce aux libéralités de l’OCP, qui la sollicite pour toutes ses fêtes et cérémonies. Fatna va enfin cesser de tirer le diable par la queue. Mais il y a un hic : la troupe se spécialise dans le haouzi, un genre auquel la jeune prodige demeure sourde, malgré la patience du brave Si Salah. Il doit alors se séparer d’elle, la mort dans l’âme.
Entre-temps, Fatna a fait la connaissance, par le plus pur des hasards, du brillant duo cheikha Khaddouj Al Abdia et cheikh Mahjoub Rahmani, qui va peser efficacement sur sa carrière. Les deux époux l’ont écoutée chanter, ils sont séduits par sa voix ample, mélodieuse, puissante au point de faire trembler les murs. Mais comment convaincre cette jeune femme blessée dans son amour-propre de rejoindre la troupe ? C’est par la médiation de sa bienfaitrice et tutrice, Fatna Zboud, à qui ils offrent pains de sucre, friandises et beaucoup de cadeaux, qu’ils peuvent l’approcher. Du coup, Fatna, qui est sur le point de renoncer à sa carrière de chanteuse, se trouve embarquée vers Safi, dans une aventure décisive. Mais avant de la jeter à l’eau, la troupe de Khaddouj Al Abdia lui fait apprendre scrupuleusement les chansons du répertoire de la aà¯ta : Kharboucha, Hajti fi grini, Rjana fi laâli, Koubbat ikhaà¯l, LhaddaouiyateÂ… Ainsi armée, Fatna peutt se mesurer à la scène. D’emblée, elle casse la baraque grâce à sa voix incomparable, faisant insolemment de l’ombre aux gloires de la aà¯ta du mitan des seventies : Daâbaji, Aà¯da, M’Barek Zaghrat, M’Hammed Wram, Tahra, Al Hamounia, Oum Hani Bent Moujib, Ouald Zoubi, Al Askri, Mostafa Ouald JoutiaÂ…
C’est cheikha Khaddouj Al Abdia qui lance vraiment sa carrière
Devant ce succès croissant et cette carrière fulgurante, les adversaires de Fatna l’attaquent au vitriol, la traitant de «pique-assiette» impropre à la aà¯ta. Ses défenseurs mettent en avant sa voix incandescente, sa présence impressionnante sur scène, son élégance et son apparence «classieuse». Mais les griefs comme les louanges glissent sur Fatna comme l’eau sur les plumes d’un canard. Elle a fixé son cap et elle le tient, contre vents et marées. Mais l’élan prometteur est brisé. Lassée d’être maltraitée, humiliée, tabassée pour un oui ou un non par son tyran d’époux, cheikha Khaddouj Al Abdia exige sa liberté et l’obtient. La troupe se défait.
Fatna se retrouve une nouvelle fois, sur le carreau. Pas pour longtemps. Reconnaissante, Khaddouj Al Abdia la persuade de l’accompagner à Casablanca, afin de se produire à la Terrasse, cabaret qui se trouve aux Roches Noires et dont le propriétaire, Abdelkader, est une grande figure de la nuit casablancaise. A la troupe formée de Jilali Sarghini (Baba Jalloul), Salah Smaà¯li , Naà¯ma et Zohra, Khaddouj Al Abdia et Fatna Bent Lhoucine donnent un relief attachant. Mais c’est surtout cette dernière qui capte l’attention et force l’admiration. On ne jure que par elle, on la couvre de billets de banque, on s’arrache sa compagnie. Elle n’en tire pas un motif de fierté. Loin s’en faut.Cette vie de patachon, faite de nuits blanches, de noces infinies et d’incessantes gueules de bois, la révulse. Elle s’y plie à contrecÅ“ur, en attendant de mener sa barque toute seule.
Son rêve est exaucé. Un soir, le violoniste Ouald Al Hallaoui fait défection à la troupe. Fatna demande alors à un jeune homme, Bouchaà¯b Ben Aguida, de le remplacer ; il s’exécute avec brio. Elle le trouve digne de son aura naissante. Le courant passe entre eux, tant et si bien qu’ils conviennent de créer une troupe, dont elle tiendra les rênes. L’attelage ne manqe pas d’allure. Au chant, Fatna Bent Lhoucine, au violon, Bouchaà¯b Ben Aguida, au luth, Miloud Ben Aguida, à la derbouka, Boujemaâ Ben Aguida. Quant à la chorale, elle est d’envergure, vu qu’elle se compose de chaikhate telles que Zineb Msika, Lhatra, Souâd Al Bidaouia, Lqatla Mha et Hafida. Avec une troupe d’un pareil acabit, Fatna ne peut que s’illustrer encore et encore, au point qu’elle devient la suprême vedette de la aà¯ta. Mais après plus de vingt ans d’harmonie (1980-2003) vient le temps du désamour, des déchirements, des discordes. Fatna tire sa révérence, la troupe se désunit. Veuve des Ben Aguida auxquels elle est redevable de sa gloire et de sa fortune, Fatna s’allie aux Bennouris Oulad Khallouq, avec lesquels elle trousse quelques chansons, qui ne passent pas la rampe. Inconsolable, elle s’impose une retraite prématurée.
Fatna Bent Lhoucine a pris sa revanche sur le destin. Ce dernier la rattrape à la fin de ses jours. A Sidi Bennour, elle vit dans un isolement que seuls le bavardage d’une fidèle servante et les visites de son fils spirituel, Hajib, vinrent égayer. La cour qui s’empressait autour d’elle a déserté le navire, les notables, dont elle illuminait les soirées, se sont volatilisés, les amis ne se manifestent plus. Elle en meurt. Avec sa disparition, une des plus belles pages de la aà¯ta s’est envolée. Bonjour, tristesse !.
Fatna Bent Lhoucine, c’est une destinée malheureuse. Ce sont aussi d’immenses succès tel le fameux «Al Aâr A Lahbab», portés par une voix hors du commun.