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Culture

Jauk El Maleh : le nègre-blanc de retour

50 ans de carrière, 11 albums et une vie artistique qui a évolué de découverte en découverte.
L’artiste s’investit dans la pratique de l’art thérapie avec les enfants autistes.
Le mélange des cultures trouve son expression dans le poly rythme du griot africain.

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Corps et oreille attentifs aux rythmes des rituels africains, influence des musiques méditerranéennes, afro-américaines, européennes. Les échos du monde échouent dans son oreille. Il est ethnomusicologue, rythmo-musicologue, choréauteur, compositeur, chanteur, percussionniste, jazzman, docteur honoris causa, enseignant à la Sorbonne…, l’artiste a une carrière de 50 ans et plusieurs vies dans une vie. Il a aussi plusieurs noms. Vous pouvez l’appeler Jauk Armal, Jauk El Maleh, Armand Lemal ou encore le Gnaoui blanc… Il est pluriel, comme sa musique. Il est surtout le précurseur incontesté de la musique fusion. Loin du conformisme et du mimétisme, Jauk a imposé son propre style, ses idées, il a fait des découvertes, inventé des théories…«Je suis jazzman, j’ai écrit mes premières chansons en m’inspirant des sonorités berbères et gnaoua en 1962, j’avais enregistré cette musique à Casablanca, boulevard de Paris». Ainsi commence donc une carrière assez atypique, d’un homme qui avait besoin de nouveauté. Il a fait ses débuts avec le groupe Jaguar, Les variations, et puis les Golden Hands. A ce moment-là, il venait de découvrir le jazz, avec l’arrivée des Gi’s et des bases américaines qui s’installaient au Maroc. Pour les Marocains, à l’époque, la découverte était mêlée de fascination. Cette musique, venue d’ailleurs, séduit. Jauk s’amuse avec cette nouveauté musicale. Il débute par le mimétisme avant de se rendre compte de la richesse des rythmes et des variations africaines. Tout cela il le découvre par l’aveu d’un musicien américain qui disait que «les jazzmen étaient à la recherche de rythmes complexes, à cinq temps que les griots africains jouaient de façon naturelle». Pour El Maleh, c’était le choc, la révélation. «Je possédais toute cette richesse rythmique et je ne le savais pas». Ces rythmes, Jauk les a expérimentés dans sa musique, sur son corps. «En 1967, mon père meurt, je traîne à Paris». Après quelques galères, l’alchimie de la musique s’opère… Jauk  explose avec son tac ztac tactac …Ne lui demandez pas ce que ça veut dire, il parle comme ça. Sa musique, il ne l’explique pas, il la joue. «Je suis arrivé avec cette façon de jouer du ternaire mais avec une nouvelle accentuation qui n’a rien à voir avec l’afro-beat mais qui avait une relation avec le berbéro-beat qui est beaucoup plus fabuleux que Ganaoua».
Pour le percussionniste, il n’y a que ça. Le rythme est à l’origine de tout, soigne tous les maux. Don de soi, intuition de l’autre, le musicien a appris très vite à se défaire des mots et à parler au corps autrement. Une expérience largement disséquée dans la pratique de l’art thérapie. Un nouveau domaine, dans lequel il s’investit depuis son retour au Maroc. «Mes découvertes rythmiques m’ont permis de toucher à l’anthropologie, à l’art thérapie, à la rééducation fonctionnelle. Je n’ai pas introduit le rythme dans ces différents mondes. Ce n’est pas moi. C’est le rythme qui m’a introduit dans tous ces domaines artistiques et scientifiques. Quand on parle, quand on joue, quand on court, tout ça est géré par ce que j’ai appelé les phénomènes choréiques». Jauk décortique le mécanisme fondamental senseur et moteur. «Pour qu’un danseur puisse reproduire plusieurs rythmes différents avec son corps, il faut qu’il fonctionne comme un batteur de jazz. Une jambe avec un rythme lent, l’autre avec un rythme plus rapide, un bras qui décompose le rythme de base en plusieurs temps et l’autre qui fait des fioritures». Le corps est tout simplement un instrument de musique. Il faut lui restituer toutes ses vibrations. Pour cela, il faut savoir écouter et prendre le temps de s’écouter. Et c’est d’ailleurs comme cela que le musicien est allé vers la danse. Jauk parle d’éveil. «Si on réveille le corps, dit-il, on peut reconstituer les formes et les gestes primitifs naturellement. Ce sont des formes archéologiques vivantes…». Lorsqu’il parle de musique, Jauk El Maleh devient poète. Nègre-blanc, Gnaoua blues, Les trois prophètes…, dans ces titres phare de sa carrière, il résume tous ses combats. Jauk n’a pas besoin d’en dire davantage. Il se reconnaît dans la culture du mélange. S’il est allé vers la fusion, ce n’est pas un hasard. Sa vie tout entière est fusion. Né en 1944, dans la médina de Casablanca, de mère berbère juive, adopté par un Français chrétien, Jauk est marocain, méditerranéen, africain…Il est le résultat de ces métissages. Sa musique lui ressemble tellement. «Je chante toujours pour la paix. Je compose, j’écris, je danse je suis musicien de la danse aussi». La pureté originale, la présence de la mémoire, la cohérence esthétique sont les soucis quasi obsessionnels chez l’artiste. Dans ses observations, ses recherches, sa minutie, on le compare à Marcel Jousse, le précurseur de l’anthropologie du geste. En 1964, il invente le Dakka-Rock, et le Ganawa-jazz, des musiques méditerranéennes  en opposition aux musiques afro-latines et américaines.
Jauk sur scène, c’est les oreilles qui voyagent, c’est aussi et surtout de l’inattendu. Le percussionniste monte sur scène, habillé en costard, mais ses outils, son inspiration, sont en dehors des normes. Comme habité par un flux électrique, il tape sur les pots de fleurs, …l’artiste se dérobe tout le temps.

Loin des exigences de l’industrie de la musique
Il a aussi composé des musiques pour des courts métrages. Un des spectacles les plus marquants de sa carrière, c’est cet «Opéra Dekka», créé à l’occasion du printemps de Bourges. Jauk a aussi travaillé avec des chorégraphes de renom tels que Carlson, Goss, Mattox, Cunningham…et des musiciens non moins connus comme Lubart, Portal, Surman, Phillips ou encore Escoudé. Il a côtoyé les lettrés, les chercheurs mais aussi les amoureux de la musique et les passionnés de la danse. Il a su ouvrir une voie fertile au cœur d’une tradition ancestrale, il a écrit, théorisé. Il s’est investi dans l’ethnomusicologie. Sa musique est le fruit d’un très fort désir, d’une recherche quasi obsessionnelle. Pour cet artiste idéaliste, c’est d’abord un rêve absolu. La force créatrice que libèrent ces quêtes oniriques se transforme en un doux poème pour l’oreille.
Le reste, ce n’est que fioritures, décor. Jauk reste intransigeant, il n’aime pas les rythmes simplifiés. «La musique Gnaoua est tombée dans le folklore», s’indigne-t-il. Afin de mieux s’expédier en Europe, la musique africaine a été amputée de sa richesse, desséchée, appauvrie, dépourvue de sa complexité, pourtant sa sève. Jauk la prend dans la globalité de ses rythmes. Dans son tout sans la défaire de sa matière. Machine trop lourde et imposante, l’industrie de la musique semble lui avoir inspiré plus de méfiance que de fascination. La musique de Jauk n’admet pas les concessions. Il ne marchande pas. N’a rien à vendre mais tout à donner. Ses compositions sont avant tout méditerranéennes. «La Méditerranée est le centre de toutes nos civilisations. Je ne sais par quelle perversion de l’Histoire nous nous sommes éloignés de nos racines communes. Mais je crois qu’on peut, à travers de la musique, relancer des relations qui sont, là, latentes».
Selon Jauk, rien de plus naturel que la musique et la danse dans la vie. Le musicien a plein d’histoires à raconter, il est animé par ce besoin de tout partager, tout le temps. Il a toujours des anecdotes à raconter. Il se souvient, par exemple, avec un sourire amusé de son passage au conservatoire de Casablanca. «Mon professeur ne m’a pas laissé toucher à la batterie, je lui ai cassé son violon». Déjà tout petit, il avait affirmé sa façon de voir, d’enseigner. «Empêcher un enfant de toucher à l’instrument jusqu’à l’apprentissage du solfège, c’est comme si on défendait à un gamin de parler avant qu’il n’apprenne l’alphabet !».  L’enfant a grandi, a poussé ses recherches qui l’ont conduit à militer pour qu’on introduise la batterie à la maternelle.«Utiliser ses quatre membres à la fois, toute la coordination que cela demande. C’est un éveil psychomoteur énorme. La batterie est le carrefour de la musique, de la danse, des sonorités. Un grand batteur convulse, il émet des sons avec sa voix, c’est ce que j’ai appelé : l’imprégnation ». De cette observation, «j’ai découvert aussi une petite pathologie que j’ai appelée la ‘‘métrose’’».
La musique d’El Maleh ne supporte ni exotisme ni pacotille. On y retrouve tout simplement de la passion. L’homme vit à plein rêve, sa sève africaine, son histoire méditerranéenne. Le musicien est aussi un homme engagé. Il est de tous les combats. Défense des droits de l’homme, SOS Racisme…, il n’a jamais eu peur de s’exprimer. «Je suis un nègre blanc, les pieds au fond du temps…», clame-t-il dans ses chansons. Tout est dit.