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Culture

JamaࢠEl Fna : au diable la culture ! Place à  la nourriture

Comment cette mythique place, chargée d’histoires et de mémoire, a-t-elle pu se vider de sa substance, de ses artistes populaires et se transformer en une gargote à  ciel ouvert ? Des Marrakchis désabusés racontent le JamaࢠEl Fna de leur enfance, si loin, si différent de la place désincarnée d’aujourd’hui.

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«Mon pauvre Jamaâ El Fna ! Qu’ont-ils fait de toi ? Quel effroyable gâchis !» Mohamed Bennani Smirès doit psalmodier cette complainte depuis un sacré bout de temps. Sûrement depuis que ses promenades ici tournent systématiquement à la course d’obstacles : «Il n’y a plus un seul endroit où l’on puisse flâner tranquillement. La place est en train de rétrécir, on est partout cernés de baraques à saucisses, envahis par les marchands ambulants, qui vous bloquent le passage quand ils ne vous harcèlent pas. Même les propriétaires de commerces s’y mettent ! Ils vous plantent des tentes devant leurs boutiques, maintenant. Ce n’était pas du tout comme ça avant», se lamente ce Marrakchi désenchanté. «Où sont passés les musiciens, les acrobates, les conteurs ?», poursuit le nostalgique. Car la place s’est peu à peu vidée de ses artistes populaires. «Il n’y en a plus que deux ou trois qui errent comme des âmes en peine au milieu des gargotiers». M. Bennani Smirès a pris rendez-vous avec Mohamed Faouzi, le nouveau wali de Marrakech. «Je vais également alerter le Conseil régional du tourisme, le ministère, faire de mon mieux pour sensibiliser sur cette tragédie».

Sofiane Faessel prend les choses avec plus de philosophie, mais reste globalement d’accord : «Je suis un nostalgique pragmatique, avertit l’ingénieur de 33 ans. Aujourd’hui, la place est plus vivante que dans mes souvenirs.

Les acrobates, conteurs et musiciens disparus…

Mais, s’il y avait moins de bouffe et plus de hlaqis, de troupes d’arts populaires, cela me comblerait d’aise. Je considère qu’aussi sympathique qu’elle puisse être, la grillade de saucisse à 80% de matière grasse n’est pas un art en danger. Par contre, tkitikate, deqqa marrakchia, les conteurs…». Ah, les conteurs. Cet irréductible Marrakchi (il se fait appeler «Le3zaoui» sur Twitter, c’est dire) vous en parlera de ces magnifiques poètes qui, gamin, lui ravissaient le cœur. De tous ces saltimbanques qui faisaient de Jamaâ El Fna la place espiègle, remuante qu’elle était. «Les dresseurs de singes me fascinaient. Les charmeurs de serpents me terrorisaient. Les acrobates, surtout Oulad Sidi Hmad ou Moussa, m’enchantaient !», se souvient Le3zaoui, soudainement songeur. «Mais ce n’était pas qu’une source d’émerveillement. C’était, pour mon entourage, une menace, une sorte de couperet. Ma famille me disait : Si tu n’es pas bon à l’école, tu finiras à Jamaâ El Fna comme les petits vendeurs à la sauvette ! Ou encore : Quel malappris ! On dirait un gamin de Jamaâ El Fna».

Bouchra Salih exhume, elle, ses vieux souvenirs de vacances. «C’était il y a une vingtaine d’années. Je débarquais d’Essaouira, ma ville natale, avec ma famille. À l’époque, Jamaâ El Fna était le seul lieu de distraction de la ville. On y assistait à toutes les formes de spectacles vivants : contes, acrobaties, chants, danses. C’était riche et envoûtant. Une époque que je qualifierais de festival des arts vivants au quotidien. Hélas, aujourd’hui, ce festival est devenu celui de la gastronomie», ironise cette militante culturelle, avant de soupirer : «La place a été profanée, abusée, au fil du temps. Elle me fait penser à une femme qui a mal vieilli, qui ne donne plus à voir ses merveilles, ses mystères, la joie qu’elle partageait avant».

… comme les bouquinistes, des années auparavant

Et l’amour du savoir, de la lecture. «Sans être un nostalgique du passé, je dirais que oui, la place Jamaâ El Fna a effectivement perdu beaucoup de son âme depuis quelques décennies», constate l’écrivain Mohamed Nedali, dont la génération a connu et regrette amèrement l’époque, très lointaine, où l’on pouvait acheter ou troquer des livres sur la place, comme sur les quais de la Seine à Paris. «La disparition des bouquinistes m’afflige, confie l’auteur de Grâce à Jean de La Fontaine. C’est chez ces derniers que, adolescent, je me suis procuré mon tout premier livre en français et c’était “l’Etranger” d’Albert Camus. La règle d’usage voulait qu’à partir du moment où vous possédiez un livre, vous pouviez, après lecture, l’échanger contre un autre de même valeur et ce, indéfiniment. Autrement dit avoir un livre, équivalait à avoir toute une bibliothèque. Même sans argent, les gens venaient feuilleter les livres, en lire quelques pages, en parler avec le maître des lieux…». Pour M. Nedali, la magie a déserté Jamaâ El Fna le jour où les passionnés en ont été chassés : «Il s’agissait bien sûr pour ces bouquinistes de gagner leur pain quotidien mais aussi, et surtout, de partager leur passion pour la chose écrite. Je me souviens qu’il y en avait un qui s’appelait Moulay Lâarbi qui lisait à ses clients des morceaux choisis pour exciter leur curiosité. La lecture se faisait tous les jours que Dieu fait immédiatement après la prière d’Al asr, comme une émission de radio ou de télé diffusée à heure fixe. En plus, cela portait un nom : le passage du jour». Aujourd’hui, vous ne le lui enlèverez pas de la tête, les commerçants qui ont pris la relève sur la place, tous ces gnaouas, diseuses de bonnes aventures et autres humoristes qui se font passer pour des artistes n’ont d’autre souci que de gruger les promeneurs «en échange de prestations plus que médiocres».

Allez donc expliquer cela aux flots de touristes qui y cajolent béatement des serpents ou s’y tartinent de henné, qui croient se ressourcer sur une place chaleureuse et authentique alors qu’ils consomment du folklore rance et des brochettes ! Sur «une place unique au Maroc. Probablement dans le monde entier», leur murmure, pour les appâter, le site «Touris Morocco». «L’Assemblée des trépassés», leur traduisent encore les agences de voyage, relayant tout ce qui peut déchaîner les fantasmes : «L’origine du nom est sinistre. Elle remonte au temps où les sultans exigeaient que soit exposée sur la place la tête de ceux qu’ils faisaient exécuter. On en compta, certains jours, jusqu’à quarante-cinq», narrent, sans sources ni références, des sites comme A Lovely World. Plus rigoureuse, l’Unesco n’en relaie pas moins une réalité si lointaine qu’elle devient légende : «Devenue l’un des symboles de la ville depuis sa fondation au XIe siècle, la place offre une concentration exceptionnelle de traditions culturelles populaires marocaines (…) à travers la musique, la religion et diverses expressions artistiques», s’émerveille ce promoteur mondial de la culture qui, en 2001, auréole même notre Cour des miracles nationale du fabuleux titre de «Patrimoine immatériel de l’humanité», décerné à ces lieux magiques où perdurent les traditions orales et où frétillent les arts vivants. Jamaâ El Fna mérite-t-elle toujours ce certificat d’excellence ? Fera-t-on quelque chose pour la raviver ? On verra bien.