Culture
Il y a trente ans disparaissait Cherkaoui
Une vie brève, un destin flamboyant. Artiste picaresque, Ahmed Cherkaoui changeait souvent de lieu, à la recherche de maîtres pour l’éclairer et de styles pour affiner le sien. C’est ainsi qu’il forgea son art tendu vers le signe dont il se fit le chantre. Dans le panthéon de la mémoire picturale, Cherkaoui figure comme le pionnier de la peinture contemporaine marocaine. Hommage.
Ahmed Cherkaoui naît le 2 octobre 1934, à Boujaâd. Par la suite, sa famille émigre à Béni-Mellal où il coule une enfance lisse et surprotégée. Le cocon se brise quand la mort lui ravit sa mère. De cette perte irréparable résultera une blessure indélébile, en compagnie de laquelle il se transporte à Casablanca afin d’y accomplir des études secondaires. La métropole n’était pas encore la mégapole tentaculaire qu’elle est aujourd’hui, pourtant, l’adolescent y étouffe au point de sombrer dans une mélancolie insondable.
Il entre dans l’art par la voie de la calligraphie
Très tôt, Cherkaoui éprouve le besoin impérieux d’exorciser sa douleur, ses tourments et son mal-être par le biais de l’art. Alors, il s’initie avec ferveur à la calligraphie. Selon Edmond Amran El Maleh, c’est la ruine de son père qui l’aurait poussé à apprendre ce métier. Par nécessité intérieure ou à cause de contraintes alimentaires, peu importe, l’essentiel est que cet apprentissage infléchira sa destinée. En attendant, il le met à profit pour subvenir à ses propres besoins, en dessinant des enseignes et des affiches publicitaires.
Manière aussi de saisir sa planche de salut et de plonger dans la création.
A 22 ans, le voilà parti pour conquérir l’absolu. Première étape : Paris. Il choisit l’Ecole des métiers d’art, sur les bancs de laquelle il approfondit les techniques de la lettre, de la décoration et de l’affiche. Dans le secret de sa chambre, il courtise la peinture, dont il s’est épris follement. En 1959, muni d’un diplôme de graphiste, il se met au service de Pathé Marconi. Dessiner les maquettes des pochettes de disques lui assure le gîte et le couvert, et surtout, lui permet d’assouvir son péché mignon, la peinture, son nouvel ancrage.
Paysagisme et figuration l’attirent un certain temps. Il ne tardera pas à s’en déprendre, à la suite d’une révélation. «Lorsque j’ai vu Bissière pour la première fois, j’ai été tellement ému que j’ai pleuré. J’ai éprouvé un choc terrible devant ses œuvres. j’avais devant moi la beauté incarnée», confesse-t-il. Le peintre français Roger Bissière le prend sous son aile tutélaire, et c’est sur ses conseils que Cherkaoui adopte la toile de jute, qui deviendra sa marque de fabrique. Peu de temps après, il se découvre un autre maître spirituel, l’allemand Paul Klee, dont les œuvres oniriques et gracieuses ne cessent de l’enchanter.
Sa première exposition se déroula aux ateliers de l’imprimerie Lucienne Thalheimer. Et bien que Bissière lui ait confié dans un élan de tendresse : «Vous avez réalisé ce que j’ai toujours cherché à faire», Cherkaoui ne se sent pas encore au point. Il décide alors de peaufiner son art jusqu’à ce qu’il parvienne à maturation. En 1960, on le retrouve à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Mais sa nature fort exigeante l’exhorte à ne pas dormir sur ses lauriers. Pour s’accomplir réellement, il faut qu’il se distingue par un coup de maître, tel celui de concilier art populaire marocain et peinture moderne. Gageure difficile qu’il réussit haut la main. La peinture abstraite marocaine est née.
Paris l’ouvrit à l’abstraction, Varsovie le remit sur le chemin abandonné du signe
Artiste migrateur, Cherkaoui aspire constamment à s’envoler vers d’autres lieux. La France l’ennuie, il part pour la Pologne. Là, il s’inscrit à l’Académie des beaux-arts de Varsovie. Stajewski, une figure emblématique de l’abstraction géométrique, le prend en main et le met sur les rails de l’avant-gardisme polonais. «Sa peinture évolue grâce à la connaissance des recherches graphiques polonaises très à l’avant-garde. Il laisse apparaître dans ses premières toiles la leçon de Klee et de Mondrian, leçon reçue par tous les artistes de sa génération. Mais dans les tableaux suivants, toujours exécutés avec la technique mise au point à Paris, son vocabulaire de signes s’enrichit», observe l’historien et critiques d’art, Brahim Alaoui.
Le surgissement du signe, réminiscence longtemps oblitérée de son premier amour, la calligraphie, inscrit une profonde mutation du style de Cherkaoui. Celle-ci est manifeste après le séjour du peintre à Varsovie. Une profusion de taches en surface ; l’espace de la toile piqueté de points ; les formes sont arrondies. Quant aux couleurs, elles virent vers le vert foncé et le bleu cobalt, d’où la qualification de la peinture de Cherkaoui de «nocturne».
La boucle est bouclée. Parti du signe, Cherkaoui, après une interninable quête et une longue errance, est retourné au signe. Une révolution qui atteint sa plénitude en 1965, avec la série Miroir. Des petits formats en acrylique sur contreplaqué, où les signes envahissent un espace illuminé par des couleurs vives. La violence antérieure s’atténue, affleure une douceur insoupçonnée, pour ne pas dire une tendresse inattendue. Le peintre est au faîte de son art et ne va plus en redescendre. La consécration internationale s’ensuit, sous forme d’expositions en Afrique du Sud, en Suède, en Espagne et au Maroc.
A partir de 1966, Cherkaoui sacrifie peu à peu le chevalet au profit du cuir teint. Serait-ce, comme certains l’ont interprété, une volonté de marquer sa différence et de signifier son appartenance viscérale à un univers non occidental ?
La thèse se défend. Toujours est-il que, grâce à cette technique, le signe, décidément obsédant, se détache du fond.
Se sentant déraciné à Paris, il retrouva ses amarres un an avant sa mort
L’exil parisien lui devenant pesant, Cherkaoui passe le plus clair de son temps à ronger son frein. Un beau jour, il ramasse ses pinceaux et ses toiles et rentre dans son pays. Une page est tournée. Il songe à en inscrire d’autres en lettres d’or, telles que l’iconographie du Diwan de Al Hallaj et la formation des générations futures. «Je cherchais à Paris la célébrité, j’y renonce. Je rentre au Maroc. Je veux former les enfants de chez nous. Si nous voulons sortir du sous-développement, il nous faut mettre la main à la pâte», annonce-t-il à son retour au Maroc.
Le destin en a décidé autrement. Le 17 août 1967, Cherkaoui est emporté par une sournoise crise d’appendicite. Toute mort est bête, particulièrement celle advenue à un âge où une vie entièrement neuve peut s’ouvrir devant soi. Cherkaoui avait à peine trente-trois ans, l’âge du Christ en croix. Demeure le souvenir qu’il est toujours besoin de raviver pour que le feu grégeois ne se consume pas. Cherkaoui fut pleuré, puis définitivement enterré. Tombé dans l’oubli. D’où ce cri d’indignation du critique d’art Pierre Gaudibert : «Œuvres toujours subtiles et graves, délicates et fortes, aux résonances innombrables, parfois baignées de mysticisme, petits collages souvent sur toile de jute, le tout destiné à une délectation contemplative. L’héritage de Ahmed Cherkaoui est des plus précieux. Il mérite une grande rétrospective au Maroc et en France. Pour quand ?»
Le vœu de Gaudibert ne fut exaucé qu’à l’automne 1996, soit à un mois près, pour le vingtième anniversaire de la mort de ce peintre illustre. Le 11 septembre de cette année, un hommage sobre mais bouleversant lui fut rendu par le conseil municipal de Boujaâd. Du 12 octobre au 15 décembre, une rétrospective lui fut dédiée à l’Institut du monde arabe. Pour ne pas être en reste, la Fondation Wafabank présenta la même exposition à la mi-février 1997.
Cherkaoui enfin ressuscite, se réjouissait-on. C’était sans compter sur les fantaisies de notre mémoire, qui ne déterre nos ancêtres glorieux que pour mieux les ensevelir. Le pionnier de la peinture contemporaine marocaine n’est plus qu’une valeur marchande, disputée lors des ventes aux enchères. Ses toiles ne sont plus que des produits monnayables et non des œuvres léguées à notre patrimoine pictural. Consternant.
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«Regards sur la peinture marocaine». Par Alain Flamand, Al Madariss, 1983. «Peinture contemporaine au Maroc».?Ouvrage collectif, Liège, 1988. «Ecrits sur l’art». Par Toni Moraini, El Kalam, 1990. «Cherkaoui, la passion du signe». Ouvrage collectif, Editions Revue Noire/IMA, 1996. «La naissance d’une œuvre». Par Edmond Amran El Maleh, in : Horizons maghrébins n° 33/34, 1er trimestre 1997. «Art contemporain. Collection Fondation Ona». Ouvrage collectif, Fondation Ona, 2005. |