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Culture

Fouad Laroui, l’enfant prodige de Doukkala

Le mardi 7 mai 2013, Fouad Laroui reçoit le Prix Goncourt de la nouvelle pour son recueil «L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine». Auteur prolifique, dix-huit titres en dix sept ans d’exercice, tout uniment prosateur, poète, essayiste, chroniqueur, Fouad Laroui est considéré comme le plus important des écrivains marocains contemporains. A la découverte d’une Å“uvre généreuse comme originale et d’une vie bouleversée par un drame intime.

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Fouad Laroui 2013 06 17

Doté d’une intelligence étourdissante, d’un humour dévastateur, d’une tchatche d’enfer, en un mot d’une vitalité à toute épreuve, Fouad Laroui, à 55 ans, demeure un fieffé farceur occupé à ficeler des contes abracadabrants à seule fin de désopiler son prochain. Mais il a beau se montrer drolatique, il n’est pas frivole ; sa légèreté forme sa profondeur même. Ses personnages favoris, quel que soit l’habit qu’il leur fait endosser, se découvrent bouleversants. Tous tentent de faire face aux assauts de la vie, à l’usure du temps comme aux blessures de la solitude. Pour ce faire, leur seule arme est le rire. Avec une immense sensibilité et un humour salvateur, Laroui signe des grands romans de la désolation humaine.

L’inventeur d’une tour de Babel dont la clé de compréhension serait l’amour du voyage et de l’humanité, s’il parcourt le monde avec un appétit sans égal, tout en habitant fidèlement, depuis de nombreuses années, Amsterdam, c’est qu’il a été élevé à El Jadida, une cité qui transpire le cosmopolitisme par tous ses pores. Profondément occidental et incontestablement marocain, il possède à la fois des racines et des ailes, voletant d’Oujda, où il est né par contingence à El Jadida, la ville des ses ancêtres où il a grandi, puis à Casablanca, où il effectue ses études secondaires au lycée Lyautey, avant d’atterrir à Paris, en 1979, pour suivre un cursus d’ingénieur aux Mines et Ponts et Chaussées, ce qui le conduit à la direction d’une mine de phosphates à Khouribga.

Fouad Laroui aime à se frotter aux humeurs d’El Jadida, la ville de son enfance

En 1989, il s’évade de sa cage dorée vers Cambridge et York. Doctorat en sciences économiques dans sa besace, il s’installe à Amsterdam où il enseigne l’économétrie. Dans ses errances consenties, Fouad Laroui se forge trois espaces géographiques : le Maroc, la France, la Hollande. La plus passionnante, à nos yeux, est ce lien tissé, malgré la distance spatiale, avec la ville d’El Jadida. Terre de ses ancêtres lointains, qui s’y déplacèrent, depuis le Jbel El Aroui près de Nador, au temps du sultan Moulay Hassan, elle exerce sur son cœur un empire certain. A l’occasion, confesse-t-il, il se refrotte allègrement à ses humeurs, l’arpentant de long en large. Un rien lui suffit pour basculer et tomber tout entier dans le grand fleuve de la mémoire. La pelote se dévide, tout resurgit par plaques, des pans complets de son enfance et de son adolescence. Non sans amertume, sentiment exprimé ainsi par le narrateur de la nouvelle L’invention de la natation sèche : «Je revis ces visages qui faisaient El Jadida : le gouverneur, énigmatique ; le commissaire, divisionnaire ; Mme Corcos, qui dirigeait une fois l’an les majorettes sur le boulevard ; Charef l’interprète assermenté, qui était d’origine algérienne (on le lui avait pardonné) ; le docteur Argyratos ; le patron de la boutique Bata, le correspondant local du «Matin». Nous étions une ville fière de son passé portugais et son présent hybride. Nous ne doutions de rien, nous étions capables de tout, et même d’inventer la natation sèche. Mais où sont les sables d’antan ?» Interrogation créée dans le moule de la lamentation «Ou sont les neiges d’antan ?» de Français Villon. Dans la nouvelle Ce qui ne s’est pas dit à Bruxelles, John s’agace d’être habité par les paroles d’autrui : «C’était irritant, ces phrases toutes faites qui surgissaient au fil de ses pensées». L’auteur se plaint ainsi du mal citationnel contracté à cause de sa fréquentation intempérante des livres. S’étant épanoui en un milieu où une telle denrée se retrouvait en abondance, Fouad Laroui devint précocement un lecteur compulsif, dévorant, avec un féroce appétit, les créatures en papier. En outre, à mesure qu’il frayait mentalement avec les gens de plume, s’insinuait en lui le virus de l’écriture. Il voulait devenir écrivain, sentait qu’il en avait les dispositions, s’employait à les affiner, affûtait son talent, pendant de nombreuses années, avant de se jeter dans le feu.

Fouad Laroui inaugure sa carrière par un coup d’éclat en 1996, sous la forme d’un objet non identifié, pour reprendre la formule de Abdellatif Laâbi. En effet, bien que présenté comme un roman, Les Dents du topographe rompt avec les conventions narratives, se moque de la vraisemblance, pratique le mélange des genres et assaisonne la salade d’une forte dose d’ironie et de dérision. Ce récit des tribulations d’un lycéen militant du PAP (Partie anti-publicité) qui, pour échapper à la traque policière, prend la fuite, puis s’exile volontairement, revient bardé de diplômes pour repartir au diable vauvert. L’objet indéfinissable eut l’heure de plaire, il fut même primé, en vertu de la puissance créatrice de ce papillonnage à travers les formes. Ce dont le sérail littéraire prit ombrage, ourdissant une cabale infamante à l’encontre du jeune auteur, coupable, le chargeait-on, de mépriser son pays contre lequel il avait, comme son héros topographe, une dent atroce. Fouad Laroui, qui sait tremper sa plume dans le vitriol, taper juste et faire rire des téméraires qui lui cherchent noise, riposta, deux ans après la publication du foutraque Méfiez-vous des parachutistes, par la conception d’un double imaginaire, Philomène Tralala, de son vrai nom Fatima Ait Bihi, écrivaine heureuse, accusée par ses pairs envieux de plagiat : «Les Marocains sont pauvres, malheureusement, pauvres à en pleurer… Le book, luxe suprême… On ne me lit pas, on me hait par ouï-dire, on m’abomine par principe. On me tuerait comme un réflexe…», blâme-t-elle à la fin de La Fin tragique de Philomène Tralala. A bon entendeur, salut ! Curieusement, le soufflé, longtemps porté à incandescence, se refroidit abruptement. Fouad Laroui poursuivit dès lors sa route sans se soucier de regarder en arrière, enchaînant, avec une régularité de métronome, les succès, jusqu’à la consécration de cette pantalonnade portant l’accrocheuse enseigne de L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine, qui n’a rien à faire avec l’amuseur (phare des années 1970-80), mais avec un rond-de-cuir du cru dépêché, tapageusement, à Bruxelles, pour approvisionner son pays en blé européen, de préférence à prix modique, vu la conjoncture budgétaire.

Seulement, on lui subtilise son froc, et à cause de ses mensurations, on ne lui trouve pas un futal de substitution. En fin de compte, c’est dans une sorte d’habit d’Arlequin que le brave Dassoukine plaide la cause du Maroc. Au vu de son attifement, le comité conclut à son appartenance à une nation miséreuse et lui fournit le blé à l’œil. Au vrai, cette fantaisie hilarante, qui tient en à peine treize pages, est une nouvelle parmi les autres huit nouvelles d’intérêt variable qui composent le livre, mais sa valeur est liée à sa nature de précipité de l’œuvre de Fouad Laroui, puisqu’elle aborde ses thèmes majeurs, à savoir l’identité, la rencontre des cultures et l’individu. Etant porteur de plusieurs identités, Fouad Laroui prête tout naturellement attention à cette question essentielle. Ainsi, elle est au cœur même des Dents du topographe, où le protagoniste balance souvent entre rejeter les valeurs de son pays et s’en faire régenter inconditionnellement. Au fil de Méfiez-vous des parachutistes, c’est la langue, composante fondamentale de l’identité, qui turlupine le protagoniste : «Aurais-tu compris, Bouazza, que je n’ai pas de langue maternelle, que c’est une blessure béante, et c’est peut-être cela qui m’empêche de me fondre dans la chaude unanimité bouazzique, dans le rassemblement des corps d’où rien n’émerge ? (…) Je n’ai que des secondes langues». En contrepoint de cette douleur, le troisième roman de Fouad Laroui décrit plaisamment l’enfer vécu par le héros par la faute de l’incursion d’un parachutiste dans son intimité, qu’il reçoit un jour et qui s’installera sans gêne chez lui. A l’évidence, il s’agit d’une fable mettant au jour la non-reconnaissance de la notion d’individu sous nos latitudes. Si l’on en croit l’auteur des Bédouins dans le polder, dans lequel des migrants marocains scrutent les mœurs néerlandaises, les rencontres des cultures ne se passent pas idylliquement, loin s’en faut, en raison des préjugés et des clichés, ces empêcheurs de vivre en harmonie.

«Une année chez les Français», l’œuvre la plus personnelle, la plus autobiographique  de Fouad Laroui

Beaucoup de textes s’affligent du malentendu entre les cultures. Telle la nouvelle nommée Dislocation dans laquelle un dénommé Maâti se retrouve devant le maire pour son mariage : «Maâti ? Quel nom curieux… Vous êtes quoi ? Ah, marocain…Arrivent alors les adjectifs en rangs serrés, l’abstraction se précise : musulman, probablement macho, amateur de trucs compliqués, tam-tam, et n’est-ce pas chez vous qu’on trouve un grand désert ? (Chez moi ? J’habite rue du Transvaal, à Utrecht».
Irrémédiablement facétieux, Fouad Laroui ne résiste pas au malin plaisir de se jouer du lecteur, en brouillant, par exemple, les pistes autobiographiques. Seul l’ouvrage Une année chez les Français nous semble s’écarter de cette règle de conduite, tant il est abouti et remarquablement personnel. Mehdi Khatib, double probable de Fouad Laroui, un gamin de dix ans, semble abandonné au seuil de la loge du concierge du lycée Lyautey de Casablanca. C’est grâce à l’intercession de son enseignant de français qu’il a pu obtenir une bourse pour le prestigieux établissement, il y déboule de Béni-Mellal, chaperonné par deux dindons dont personne ne se réclame propriétaire. Le lecteur se met dans les pas du petit Mehdi, haut comme trois pommes, découvre avec lui la galaxie française, des us et coutumes éloignés. Parce qu’il est né dans une famille modeste, l’enfant est regardé comme un martien. Les malentendus pleuvent, les préjugés sont têtus, Mehdi s’en trouve désemparé. En contradiction avec le règlement interne, il se présente à l’internat sans pyjama, ce qui fait se gausser le surveillant d’internat Morel, qui l’affuble déjà du sobriquet de Fatima : «Peut-être ne portent-ils pas de pyjama, les gens du côté de Béni-Mellal ? Savent pas ce que c’est…»
De même qu’il va devenir tout de suite la risée de ses condisciples, ébaubis d’apprendre qu’il n’a pas vu les Américains débarquer sur la Lune, en juillet 1969, parce qu’il ne possède pas la télévision. «Tout le monde l’a vu, même les chèvres».
Devant l’avalanche de quolibets qu’il suscite et de méchanceté dont il est accablé, Mehdi fait preuve d’une impassibilité incroyable, quand il n’est pas sauvé d’une mauvaise passe par la réminiscence d’une lecture vengeresse : «Ce fut la dernière nuit de Morel. Au petit matin, la femme de ménage le trouva mort dans sont lit, un grand pieu enfoncé dans la poitrine, les yeux grands ouverts, un rictus hideux voltigeant sur ses os décharnés. Le seul indice dont disposaient les enquêteurs était un bout de papier pelure routé en boule, qui bouchait la gorge du supplicié comme une poire d’angoisse. Déroulé, on pouvait y déchiffrer ces mots mystérieux tracés en lettres de sang : Je ne m’appelle pas Fatima, m’sieur». A travers ce récit jubilatoire d’un minuscule péquenot chez les rupins, qui finit au reste, dans la félicité, défilent problématiques et réflexions sans jamais se déprendre de sons humeur gaie, le texte empoigne des réalités telles que les incidences du contact des cultures, l’invasion des préjugés mortifères, la résurgence du refoulé raciste, sans oublier de passer au crible la société marocaine, mettre le doigt sur ses plaies purulentes, comme la corruption, l’ignorance et les pesanteurs de certaines traditions. Mais, foncièrement, Une année chez les Français constitue une ravissante ode à la lecture. Mehdi se souvient du jour où la terre a tremblé à Béni-Mellal. Alors que tout le monde paniquait, il était allé calmement choisir un livre dans la bibliothèque, puis se mit à le lire, sous le regard médusé de sa sœur Salima qui le traita de fou à lier : «Mehdi l’avait regardée avec étonnement. Lui, fou ? C’était plutôt le monde qui avait perdu la raison : tous ces fantômes éperdus… Il avait haussé les épaules et s’était remis à lire».

Une blessure tue : la disparition mystérieuse  du père de Fouad Laroui

Pour Fouad Laroui, les livres sauvent de la déraison dans laquelle s’abîme l’époque pas si épique qu’on voudrait, d’autre part, leur compagnie fait épargner le glissement dans la spirale dépressive ou le deuil inconsolable, autant d’affres qui guettaient l’enfant Laroui à la disparition mystérieuse de son père. «Je suis la dernière personne à l’avoir vu. C’était le 17 avril 1969. Il est sorti de la maison pour acheter le journal, et nous ne l’avons plus revu. Je n’en ai jamais parlé à personne, puis j’ai commencé à écrire, certains de mes personnages disparaissaient…», confiait-il au Monde du 12 mars 2004.
En fait, le père fut enlevé par la police… Fouad Laroui s’était jeté sur les livres, pour ne pas pleurer. C’était ainsi qu’il rencontra son salut. En jetant un dernier regard sur le monument aux morts du lycée Lyautey, avant de partir en vacances, Mehdi-Fouad eut cette vivifiante pensée : «C’est peut-être le pire, dans la mort : ne plus pouvoir lire». Retenons la leçon, tant que Dieu nous prête vie, occupons notre temps à lire, surtout Fouad Laroui, ses œuvres valent indéniablement le détour n
Et-Tayeb Houdaïfa