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Culture

Des livres vendus au Maroc dix jours après leur parution en France !

Dans un pays où cette activité a toutes les peines du monde à  survivre, le lancement, le 12 avril dernier à  Casablanca, par une filiale d’Hachette, de la Librairie nationale, temple prestigieux dédié au livre, est un pari sur le goût pour les bonnes lectures et la nouveauté.
Histoire d’un projet ambitieux.

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Une enseigne en supplante une autre. Au 309, boulevard Ziraoui, à  Casablanca, se loge désormais la Librairie nationale, dans les splendides murs de la défunte librairie Art et culture. Celle-ci a vécu ce que vivent les roses. Semée sur un terreau apparemment fertile, elle éclot par un beau jour de 1998, s’épanouit en un éclair, puis se met à  s’étioler brusquement pour finalement mourir en 2003, dans l’indifférence générale. Tragique sort d’une librairie qui possédait pourtant de bons atouts.

Elle portait beau grâce au talent de l’architecte d’intérieur Houda Belkhayat ; elle se trouvait à  portée de fusil de lycées et d’écoles réputés ; elle était dirigée par un duo blanchi sous le harnais du livre et elle était plantée au milieu d’un quartier nanti. Quel est le secret de sa soudaine déchéance ? Il n’y a pas de secret. Au Maroc, la librairie est une activité incertaine. Quand on s’y embarque, on arrive rarement à  destination.

Si les librairies qui choisissent prudemment de se limiter aux manuels scolaires parviennent tant bien que mal à  se tirer d’affaire, celles, les «vraies», les appelle-t-on dans le milieu, qui font le pari de la littérature générale, tombent comme des mouches au champ d’honneur. Sur leurs décombres se dressent des commerces juteux ou des immeubles de rapport. Parfois, pour éviter la ruine, des libraires abdiquent leur fierté et se convertissent en bradeurs. Ce triste exemple a été longtemps illustré par la librairie casablancaise Farrèse, joyau transformé en fourre-tout. Aussi ne subsiste au Maroc qu’une trentaine de vraies librairies. La métropole casablancaise en compte douze seulement, Meknès et Agadir deux, Marrakech et Oujda… une.

30 librairies généralistes, dont 12 à  Casablanca, une seule à  Oujda
C’est à  la Librairie nationale SA, filiale de Hachette Livre international, que l’on est redevable de la création de la Librairie nationale. Avant d’arborer une mine radieuse, la Librairie nationale SA a connu des hauts et des bas. Le groupe Hatier la fonde, en 1951, et l’installe sur le boulevard Mers-Sultan. Mal dirigée, elle brille plutôt par son inertie que par son dynamisme. Ce n’est qu’à  l’aube des années soixante-dix qu’elle commence à  faire preuve d’une vigueur certaine.

Marocanisation oblige, le groupe Hatier cède 51% du capital de la Librairie nationale SA. Celle-ci n’en pâtit pas. Sa santé demeure florissante. Jusqu’en 1992. Cette année-là , l’entreprise voit son état se dégrader, ses maladies se multiplier. Une stratégie erratique, des pertes de clientèle, la valse des présidents et, pour finir, une hémorragie financière. Emmanuel Giraudet, son actuel directeur général, est appelé à  son chevet.

Sous la baguette magique de Giraudet, l’agonisante renaà®t de belle manière. Hatier récupère la part du capital cédée, en 1996, et se fait absorber, trois ans plus tard, par Hachette Livre. Avec bonheur. Aujourd’hui, la Librairie nationale SA bat pavillon haut. Elle emploie 70 personnes, fait un chiffre d’affaires de 122 millions de dirhams par an, distribue 4 000 000 d’ouvrages, possède un réseau de 30 grossistes et 400 libraires et une clientèle directe de 1 000 écoles privées, instituts, facultés et centres de formation professionnelle. Mais elle ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Preuve en est son idée de créer des points de vente à  travers le pays.

Elle s’impose, affirme Abdesslam Kabbaj, responsable grande diffusion: «Nous voulons faciliter au lecteur l’accès au livre, d’autant qu’au Maroc il y a un problème d’approvisionnement en livres. Pour ce qui est du scolaire, il n’y a pas de problème. En revanche, la grande diffusion nous donne quelques soucis. Comme nous avons 120 éditeurs, comme Fayard, Stock, LarousseÂ…, nous peinons à  acheminer les ouvrages vers les libraires. Parce que ces derniers ou bien ne disposent pas de suffisamment de place pour loger la marchandise ou bien sont intéressés davantage par le prescrit et le parascolaire qui constituent 80% de leur chiffre d’affaires annuel».

Si l’expérience est concluante, une vingtaine de librairies seront implantées dans tout le pays
Avec l’ouverture de son nouveau point de vente, la Librairie nationale SA, avertie du destin fragile des librairies, lance un ballon d’essai, et si l’essai est transformé, elle plantera une vingtaine de librairies à  travers le pays. L’expérience est menée prudemment. Pas question de faire des frais, de courir le risque de boire le bouillon. L’espace n’est pas acquis, il est seulement pris en location, histoire de limiter les frais. Il offre l’avantage d’être prêt pour le service.

Idéalement, de surcroà®t. «Cet espace qui s’étend sur 300 m2 est magnifique, se réjouit Abdesslam Kabbaj. C’est pour sa beauté que nous l’avons choisi, en nous disant qu’il attirera certainement les gens qui aiment flâner parmi les rayons». Pour l’heure, ce sont surtout les bibliophiles qui résident dans le quartier que la librairie attrape. «Je ne manquais jamais de faire un détour par cette librairie quand elle s’appelait Art et Culture. J’aime les livres et je me plais à  les tâter et à  en humer l’odeur. Quelle ne fut ma tristesse quand la librairie a fermé ! Je suis heureuse de la voir renaà®tre, même sous un autre nom», témoigne cette dame d’un certain âge.

«Prestige», c’est le mot qui revient souvent dans la bouche de Kabbaj pour qualifier cette librairie. C’est dire qu’elle n’est pas destinée au commun des Marocains. Après avoir jeté un coup d’Å“il sur son achalandage, on en est aisément convaincu. La littérature générale et de jeunesse s’y taille la part du lion ; les ouvrages de médecine, d’architecture, de droitÂ… les suivent de près ; les manuels d’enseignement supérieur ferment la marche.

«Les cadres supérieurs sont l’une de nos cibles. Les ouvrages qui les intéressent sont, en général, snobés par les librairies à  cause de leur coût. Nous tenons à  pallier ce manque», confirme M. Kabbaj. Mais la véritable spécificité de la Librairie nationale réside dans sa focalisation sur les nouveautés. «Nous en faisons notre argument majeur de vente. Jusqu’ici lorsqu’un livre paraà®t à  l’étranger, il n’est disponible que quelques mois plus tard dans les librairies. L’avantage que nous avons sur nos concurrents est que nous disposons d’un portail qui nous permet d’importer une parution en une dizaine de jours», assure-t-on.

1 000 établissements scolaires et 200 instituts supérieurs visités chaque année pour s’assurer une clientèle
Comme on peut le constater, l’enthousiasme règne dans les rangs de la Librairie nationale. Malgré les mésaventures essuyées par nombre de librairies, il se dégage des propos de Abdesslam Kabbaj et de ses collègues une certitude tonifiante quant à  l’avenir du nouveau-né. Il faut dire qu’en visitant chaque année 1 000 établissements scolaires et 200 instituts supérieurs, la Librairie nationale SA s’est assuré une clientèle intéressante.

Elle fait en outre le siège des différentes bibliothèques du Royaume pour raffermir sa place. D’emblée, elle suscite la curiosité, ce qui est de bon augure. Certains passants se contentent de manger des yeux les ouvrages étalés sur la vitrine, d’autres poussent la porte pour contempler les rayons. «On aimerait avoir davantage de bibliothèques aussi fournies», s’exclame un universitaire que le prix peu clément du manuel qu’il tient à  la main ne semble pas rebuter. Quand on aime, en ne compte pas. Pourvu qu’il y ait beaucoup d’amants du livre afin que la Librairie nationale et les quelques survivantes ne vivent pas ce que vivent les roses !