Culture
Des instantanés pour combattre les clichés
Avec «Dans la ville blanche», la photographe Zara Samiry signe le premier webdocumentaire marocain (http://www.zarasamiry.com/dans_la_ville_blanche) Casablanca y est racontée par ses habitants, loin des lieux communs. Â

Raser les murs d’Internet réserve parfois de curieuses surprises. Tenez, Dans la ville blanche, par exemple. Oubliez ce titre plutôt convenu. Arpentez, sans vous presser, les dédales du site web. Surtout, n’ayez crainte. L’endroit est garanti sans colorants ni poncifs ajoutés. Vous y croiserez des gens simples et fort sympathiques, qui vous raconteront, sans fioritures, leurs histoires de tous les jours.
Flanquée d’un magnéto et d’un appareil photo, Zara Samiry bat le bitume casablancais, et accoste ceux qu’on appelle avec mépris les Nobody : gardiens de voiture, commerçants, mères de famille faisant le marché, ces silhouettes qui s’effacent, se fondent dans le décorum urbain. «L’idée de ce webdocumentaire m’est venue lorsque j’étais encore en France, confie la photographe. J’étais alors pleine de nostalgie pour les personnes qui faisaient mon quotidien à Casablanca, cette ville que j’ai eu l’impression d’avoir quittée avec un goût d’inachevé, une mémoire hypothéquée».
Le webdoc’, synonyme de grande créativité et de liberté
Ces anonymes, ces passants que l’on finit par ne plus remarquer, Dans la ville blanche nous rappelle leur existence : une capsule documentaire de six minutes nous introduit chez Wadii, ici rebaptisé l’Incertain. «Je ne sais pas si j’ai eu une enfance triste ou douillette, s’épanche timidement le jeune homme. Il y a eu du bon et du mauvais. Les oncles et les tantes rappliquaient tout le temps, nous étions parfois dix-huit à la maison. Ça donne des relations fusionnelles. J’en garde de beaux souvenirs, comme celui de mon grand-père, qu’il repose en paix. Il m’emmenait à l’école, prenait soin de moi». Sur les photos qui défilent, Wadii ouvre le frigo, sort un sandwich, décapsule une canette de soda. D’une voix soudainement morne, il bredouille sa désillusion : «À une certaine époque, je lisais beaucoup, j’avais une ambition folle. Mais j’ai vite réalisé que tout cela n’avait pas grand intérêt. Étudier, bosser, ça ne mène à rien au bout du compte». S’ensuit un accès d’enthousiasme, puis la résignation, encore.
Pour qu’éclate cette complexité, Zara Samiry s’éclipse derrière son magnéto, reçoit sans mot dire ce flot de confidences, de doutes, de désirs. «Entre passions et routine, quotidien et vocation, angoisse et certitudes, drames et espoirs, ici dans la ville blanche, chacun relate une histoire extraordinaire. Son histoire. Ses sentiments», résume la documentaliste, qui, si elle le pouvait, passerait le plus clair de son temps à portraiturer les promeneurs, au gré du hasard et des trottoirs. «Le premier contact me coûte beaucoup car je suis quelqu’un de plutôt réservé. C’est un peu comme lancer une voiture habituée aux petits chemins en pleine autoroute».
Quelques rétifs, beaucoup de volontaires
Le sourire gêné, la boule au ventre, la photographe va donc au-devant de ces inconnus, qui acceptent gaiement de jouer le jeu ou qui se braquent. «Je ne sais jamais ce qui pousse les uns à dire oui et les autres à m’éconduire», avoue Zara Samiry. En parlant de récalcitrants, Hassan, le gardien de voitures, lui a donné bien du fil à retordre. Perplexe face à cette sollicitation d’autant plus étrange qu’elle n’était pas rémunérée, il a fallu des semaines de patience obstinée pour lui arracher quelques minutes. Le pâtissier traiteur a ronchonné aussi avant de finalement se livrer plus que de raison, au point que la portraitiste a dû retrancher certains propos, jugés trop intimes. Heureusement, certains modèles montrent moins de suspicion. Comme Mina, cette tendre et généreuse Mère courage, qui a élevé ses enfants en faisant des ménages, trente-six ans durant, à Zenata, Mohammédia, Aïn Sebaâ, Hay Chrifa…«Sans jamais bénéficier de sécurité sociale. On nous prenait comme saisonniers sans nous déclarer. Ainsi va la vie. On y est balloté entre rires et souffrances. Mais on y est mieux lotis que d’autres», prononce dignement la vieille dame, en débitant des hamdoullah par chapelets.
Loin des narrations bourrées de clichés et de raccourcis, où Casablanca est par principe grise et sale, frénétique le jour et débauchée la nuit, systématiquement coincée «entre modernité et traditions», la mégapole nous est ici contée différemment, à travers les femmes et les hommes qui la peuplent. Pour autant, la photographe ne se départit pas de son regard critique sur sa ville natale, et avoue même ne pas nourrir un très bon rapport avec elle. Autant le centre-ville et son architecture Art-déco la subjuguent, autant la pollution, le manque de civisme de certains et les rues dangereuses pour les femmes l’exaspèrent. Casablanca mérite donc sans doute les clichés qu’elle traîne. «Mais il n’y a pas que ça, rectifie Zara Samiry. Je pense qu’on a tort de vouloir véhiculer cette image négative de la ville. Le chaos appelle le chaos, l’ignorance attise l’ignorance et il est à mon avis nécessaire de mettre en lumière l’humanité, la mélancolie et la dignité de cette ville à travers ses habitants. Il est vital pour moi de m’accrocher à ce visage-là, pour continuer à y vivre».
