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Culture

Chronique d’un Maroc chaotique

Ouvrage épistolaire épuisé, «Le Maroc dans la tourmente», d’Eugène Aubin, renaît grà¢ce aux Editions La Croisée des chemins.
Mêlant démarches ethnologique et historique, l’auteur livre une Å“uvre originale d’un intérêt certain.

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Force est de convenir du caractère ‘‘irrésumable’’ du Maroc dans la tourmente, tant ce volume est touffu, foisonnant et épais. Il n’y a pas lieu, cependant, de faire la fine bouche. Le livre est intéressant, jamais lassant. Il a des airs, pourrait-on dire anachroniquement, de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss. De fait, quoique ancré dans une phase de l’histoire du Maroc, il forme une œuvre ethnologique. Au pupitre, un dénommé Eugène Aubin, de son vrai nom Coullard-Descos, diplomate de son état qui, profitant de sa désignation en tant que premier secrétaire à la légation française de Tanger, s’est pris à parcourir le Maroc en quête de ces sensations exaltées par une kyrielle d’écrivains voyageurs fous de cet «Orient tout proche».
Après soixante-cinq heures de navigation, il atteint Mogador (Essaouira). En caravane, il gagne Safi (trois jours et demi). De là, il fait route vers Marrakech (vingt-deux heures). Ensuite, on le retrouve à Mazagan (El Jadida). La caravane se dissout, il retourne à Tanger, puis reprend son périple, avec une longue escale à Fès (six mois), quelques excusions à Meknès, un séjour à Ouezzane, avant une étape à Ksar El Kébir, d’où il rentre à Tanger en deux jours et demi.

Portraits saisissants du Rogui et de son ennemi juré, Moulay Abdelaziz

Les observations d’Aubin, tantôt éblouies, tantôt amères, furent initialement consignées sous forme de lettres adressées à des revues françaises, puis réunies dans un ouvrage intitulé Le Maroc d’aujourd’hui, rebaptisé par la maison Eddif Le Maroc dans la tourmente.
Ce dernier titre paraît pertinent, dans la mesure où il évoque éloquemment l’époque vécue par Eugène Aubin (1902-1903), où l’ordre fléchissait pendant que le chaos s’installait et que les puissances occidentales tournoyaient au ciel tels des prédateurs guettant la mise à mort d’une proie.
Mais ce n’est pas tant cette tourmente qui intéressait, en premier lieu, l’auteur, que les usages, les modes de vie et de penser des Marocains, et la diversité naturelle du Maroc. Cependant, par la force des événements, Aubin fut conduit à prêter attention aux mœurs politiques. Ce qui nous vaut, par exemple, des considérations très informées sur le Makhzen : «Sous l’influence des événements, l’Etat marocain tend à retourner vers un chaos organique. Il ne se maintient plus que par la force de résistance du Makhzen, c’est-à-dire du seul élément de cohérence susceptible de s’imposer à l’anarchie nationale».
Deux portraits saisissants, celui de Bou Hmara, le pittoresque et néanmoins rebelle, dévoré par l’ambition de devenir calife à la place du calife ; puis celui de ce que le Rogui qualifiait d’«usurpateur» : Moulay Abdelaziz. Trente-deux pages sont dédiées à ce dernier, d’où il résulte que «l’idée directrice de la conduite du jeune sultan est un penchant immodéré à l’amusement et au plaisir, penchant qui ne raisonne point et ne veut connaître aucun obstacle s’il s’agit de la réalisation d’un désir». Voilà un jugement sans concession qui en dit long sur le profond respect d’Eugène Aubin de la vérité historique.

Et c’est là le mérite du Maroc dans la tourmente.

«Le Maroc dans la tourmente», histoire, par Eugène Aubin, La Croisée des chemins, 456 p., 85 DH.