Culture
Ces écrivains qui pourfendent la société
Rage, imprécation, satire ou allégorie… nourrissent la littérature marocaine en langue française qui a en partage une volonté impérieuse de dénoncer les fléaux de la société marocaine. Hypocrisie, corruption, bigoterie, injustice, inertie… sont la cible d’écrits parfois lance-flammes. Retour sur une bibliographie, peu visible, mais combien revigorante.

Al’inverse de ses sœurs algérienne ou libanaise, la littérature marocaine d’expression française a le souffle court. Au mieux, dix publications par an, tirées frileusement à 2 000 exemplaires en moyenne.
Cette parcimonie n’est pas tant liée à une pénurie de vocations ou à une panne chronique d’inspiration qu’à l’inappétence des Marocains pour la lecture, aggravée, en l’occurrence, par le reflux de l’idiome français. Peu conquérante sur ses terres, la littérature marocaine d’expression française n’est pas mieux lotie au-delà des frontières. A l’exception notable de Tahar Ben Jelloun, Driss Chraïbi, Abdellatif Laâbi, et, à un degré moindre, Abdelhak Serhane, qui y jouissent d’une honnête considération, nos auteurs y demeurent d’illustres inconnus. Et les blés en herbe, tels Fouad Laroui ou Rachid O, auront beaucoup de grain à moudre avant de s’y faire connaître.
Terrible injustice. Car, comme le fait observer Salim Jay dans son Dictionnaire des écrivains marocains, «qui a choisi de s’immerger dans l’abondante bibliographie marocaine est saisi par un sentiment de profusion auquel la rumeur ne le préparait pas. Contrairement à l’opinion courante, il y a en effet de quoi éprouver une certaine jubilation devant une créativité féconde et variée, ce qui n’empêche pas l’abondance des scories».
L’éloge s’adresse ici à la littérature marocaine dans ses quatre versants linguistiques : arabe, français, marocain et amazigh. Celle en langue française, bien qu’abonnée à la portion congrue, n’est pas insignifiante. Elle serait même, si l’on en croit le jugement du critique Maâti Kabbal, «une des plus riches et des plus captivantes». Plutôt que de céder à la tentation d’en recomposer le panorama, exercice souvent fastidieux et vain, nous avons choisi de nous étendre sur sa marque de fabrique, si l’on ose dire : la fibre sociale.
De fait, loin de se borner au domaine privé des émotions individuelles, la littérature marocaine d’expression française semble tirer sa légitimité de sa prise en compte de l’histoire entière de la société marocaine. Tout se passe comme si les auteurs francophones s’étaient juré d’oublier leur nombril pour prendre (ou tenter au moins de le faire) leur époque à bras-le-corps.
Chraïbi ouvre le bal avec un livre missile, «Le Passé simple»
Driss Chraïbi est le premier à montrer l’exemple, en poussant un cri de révolte contre la société. Porté par un style dense et fiévreux, Le Passé simple (1954) croque, avec un irrespect écœuré, le personnage du père, Haj Fatmi Ferdi. En le mettant à mal, l’auteur tire à vue sur la famille, ciment de la société marocaine, dont elle reflète, à ses yeux, l’inertie, l’hypocrisie, la corruption et la bigoterie ostentatoire. Ce qui est encore plus saisissant, c’est le ton qui imprègne ce livre-missile. Il est souvent imprécatoire, ainsi que l’illustre cette éructation lancée depuis les toilettes de l’avion qui transporte Driss Ferdi en France : «Je pisse dans l’espoir que chaque goutte de mon urine tombera sur la tête de ceux que je connais bien, qui me connaissent bien, et qui me dégoûtent».
De Messaouda aux Temps noirs, en passant par Les Enfants des rues étroites et L’Amour circoncis, tous les romans de Abdelhak Serhane creusent le même sillon, celui des plaies de la société. Le portrait que cet auteur en brosse n’est guère réjouissant. Sexisme, machisme, tribalisme, esclavage des enfants en seraient les traits majeurs. Népotisme, corruption et injustice les gangrènent.
Il l’a dit, selon ses propres mots : «Dans sa globalité tumultueuse, dans ses multiples contradictions, dans son luxe ostentatoire, sa modernité hésitante, sa tradition incertaine, sa corruption généralisée, ses déchets, sa beauté rigide, ses injustices qu’on ne compte plus, ses divers progrès, ses trahisons, ses hommes qui ne savent plus rire ni admirer le soleil, son fric et son faste inouïs faisant face à la pauvreté totale et à sa misère révolte, la résignation forcée de ses citoyens, ses abus toujours renouvelés, ses incessantes tergiversations…».
Abdelhak Serhane, le bretteur des politicards nuisibles
La charge est rude, la plume acide, la condamnation sans appel. De quoi offusquer les politicards que l’auteur du Deuil des chiens incendie scrupuleusement, au motif qu’ils seraient les seuls responsables du démaillage du tissu social. Porte-parole des sans-voix, Serhane fait de l’enragement son label.
Tahar Ben Jelloun joue la même partition, en y mettant cependant un bémol : «Les thèmes que j’ai abordés dans mes livres tournent souvent autour de la notion de justice. Que ce soit en traitant la condition féminine et aussi celle de l’homme, ou le statut de l’enfant, du possédé, de l’émigré ou de l’absent, sur la question de l’émergence et de la reconnaissance de l’individu, qui n’est pas reconnue dans notre société, nous n’avancerons pas quels que soient l’alternance politique ou les discours de bons sentiments».
Dans tous ses romans, et il en a écrit une kyrielle, Tahar Ben Jelloun ressent, comme une nécessité intérieure, ce besoin de témoigner contre les fractures sociales, les inégalités, mais aussi le sexisme, la corruption, le mal politique…
Du non-respect outrageant de l’individu, Fouad Laroui traite allégoriquement dans Méfiez-vous des parachutistes. Au cours d’une parade aérienne sur un stade de foot, en l’honneur de Joe Havelange, l’ancien président de la FIFA, Bouâzza, un parachutiste, saute de l’hélicoptère et atterrit sur le crâne du héros, chez lequel il s’invite et s’incruste. Encore un travers de la société marocaine, épinglé, d’une plume décapante par l’auteur des Dents du topographe (récit enroulé autour du thème de l’identité) et de Quel amour blessé (dénonciation de l’intolérance).
Plutôt que d’inventer une société nouvelle, les écrivains marocains, en déplorant la décomposition sociale, en décriant le mal politique, en prêtant leur voix aux exclus de toute sorte, s’attachent à lutter contre les forces du mal (racisme social, fanatisme, islamisme et libéralisme inhumain). «J’écris pour dénoncer des situations qui me choquent. Pour dénicher la bêtise sous toutes ses formes. La méchanceté, la cruauté, le fanatisme me révulsent», affirme Fouad Laroui.
Lutter contre les forces du mal est le souci des écrivains de langue française
«Il en est qui vivent dans les grottes et les tunnels, les trous et les pièges, les cages et les prisons, du Vietnam ou du Maroc, d’aigres êtres qui ratissent mes rêves et hersent mon dos d’errance, s’épuisent à force de penser et qui mangent leurs excréments et boivent leur urine dans des brocs d’argile ébréchés», écrit Mohammed Khaïr-Eddine dans Le Déterreur, paru en 1973. L’auteur du convulsif Agadir serait, en quelque sorte, le précurseur de ce que l’on appelle aujourd’hui «littérature carcérale».
Abdellatif Laâbi (Le Chemin des ordalies, 1982), Jaouad Mdidech (La Chambre noire, 2001), Ahmed Marzouki (Tazmamart, cellule 10, 2001), Driss Bouissef Rekab (A l’Ombre de Lalla Chafia, 2002), tous réchappés des geôles hassaniennes, sont les plus beaux fleurons de ce genre. Leurs œuvres sont autant de tapisseries tissées de mille détails vécus, d’anecdotes horribles et vraies, de confidences de cachot recueillies.
La souffrance, l’absurdité et les relents de mort s’y imbriquent pour recomposer la tapisserie officielle : celle qui préservait en façade un pays démocratique, moderne.
Combattants de la bonne cause, les écrivains marocains de langue française ne sacrifient jamais l’esthétique.
Leurs écrits suscitent l’étonnement, la frayeur ou l’émotion, autant d’ingrédients qui fondent la littérature. Il est malheureux que dans un pays, peu porté sur la lecture, leur message reste souvent lettre morte. Il n’empêche qu’ils s’obstinent, persévèrent, persistent et signent ouvrage sur ouvrage. Une telle force de l’espoir ne manque pas de grandeur.
