Culture
Au pays de l’enfance volée
Inspiré librement de la tragédie du 16 mai 2003, «Les étoiles de Sidi Moumen», de Mahi Binebine, est une plongée dans l’univers des enfants abandonnés de Dieu.
Avec ce roman captivant de part en part, Mahi Binebine conforte sa stature d’écrivain capital.

Concentré piquant de Tahar Ben Jelloun, pour l’art du conte, Driss Chraïbi, rayon dérision, et Abdellah Serhane, avec qu’il partage une sorte d’enragement, Mahi Binebine soutient brillamment la comparaison avec ces fleurs rares de notre grand jardin littéraire. Et ce n’est pas un hasard si des collections du calibre de Stock, Fayard ou Flammarion se disputent ses écrits, qu’une maison sympathique, Le Fennec, ne se fait pas faute de reprendre. Le mérite de Binebine est de ne pas verser dans la graphomanie, malgré les sollicitations des éditeurs. Ce qui nous change agréablement de ces Lucky Luke qui vous troussent une œuvre en un tournemain, mais sans tour de main.
Entre la venue au monde éditorial des Griot de Marrakech et celle du dernier opus, Les étoiles de Sidi Moumen, il s’est écoulé pas moins de cinq années. Intimement convaincu qu’en art chaque jour, chaque mois, chaque année de silence est la chance d’un fruit mûr ; Binebine s’est donné du temps pour faire luire ces Etoiles au firmament de la littérature. Longtemps retenu, ce livre est, de l’avis des critiques, le texte le plus étincelant d’un homme qui écrit comme il peint, avec une sûreté de touche délectable. Et il faut être pétri d’un immense talent pour rendre des créatures des immondices, mises en scène, attachantes, voire émouvantes, bien qu’elle ne soient pas des enfants de choeur.
Un regard attendri sur des vauriens, qui ne sont pas des enfants de choeur
D’une manière de purgatoire des indésirés de toute éternité, jaillit la voix ensoleillée de Yachine, ainsi surnommé parce que, dans une vie antérieure, il savait conserver vierge sa cage, à l’image du légendaire portier russe. A défaut de tutoyer les anges, comme promis par son immonde gourou, l’émir Abou Zoubeir, il remonte le fleuve de ses souvenirs terrestres. Défilent alors dix-années sombres, violentes, invivables. A vous donner l’envie de vous flinguer s’il n’y avait ces amitiés indéfectibles que seuls les faillis de la vie savent nouer et conforter.
Pour le malheur, les héros des Etoiles de Sidi Moumen ne sont pas nés sous une bonne étoile. Comble d’infortune, leurs géniteurs, comme tous miséreux, se soucient plus de nourrir leur marmaille que de lui manifester leur affection.
Encore pubères et déjà vieux, Yachine, Hamid, son frère, Fouad, Nabil, le fils de pute, Ali, alias Azzi, et Khalil, le cireur de pompes, sont forcés de se décarcasser, de traficoter ou de rapiner pour survivre et faire vivre leurs familles. Hormis Hamid, en incompatibilité d’humeur avec le football, les cinq autres forment l’ossature de l’équipe des Etoiles de Sidi Moumen qui, chaque dimanche, affronte un adversaire d’un quartier voisin, avec une ardeur telle que les débats finissent invariablement en batailles rangées. Mais plus leur horizon se ferme, plus ces gamins perdent le goût des joies puériles. Ils s’abîment dans le désespoir. Ce dont profitent des barbus exterminateurs pour les mettre sous leur coupe.
Grâce au grand art narratif de Mahi Binebine, qui fait fonctionner le récit par petites touches, morceaux anecdotiques du quotidien mis en lumière par une écriture aimantante, ce conte cruel, au lieu de nous contrister, nous réjouit constamment, et parfois nous amuse.
«Les étoiles de Sidi Moumen», de Mahi Binebine, roman, Flammarion, 154 p., 18 euros, Le Fennec, 154 p., 78 DH.
