SUIVEZ-NOUS

Culture

«Marock»… beaucoup de bruit pour rien

On se souvient que le film «Marock», première œuvre de Laïla Marrakchi, avait soulevé l’indignation
et fait l’objet d’attaques outrancières, y compris de la part
de certains cinéastes ardents défenseurs de
la liberté d’expression. Entre flot d’indignation imméritée
et critiques dithyrambiques, le film a attiré de nombreux spectateurs
venus se faire leur propre idée ou sentir de près l’odeur
du soufre.

Publié le

rub 6779

Enémergeant de Marock, on doit se secouer pour s’assurer que l’on vient bien de voir le film qui a fait polémique lors du Festival national du film, à Tanger, en 2005, au point qu’il a dû attendre une année pour obtenir l’imprimatur. Et encore ! Seuls trois cinémas casablancais, le Liberté, le Lutetia et le Megarama l’accueillent pour l’heure, les autres craignent du grabuge. Alléchés par l’odeur de soufre que traîne Marock, de nombreux spectateurs sont allés le renifler de près. La plupart ont le sentiment d’avoir été floués. Ainsi Hamza, dix-neuf ans : «J’avais lu les journaux et je tenais à vérifier si ce film méritait un tel excès d’indignité. Je me suis retrouvé face à une banale liaison entre une musulmane et un juif dans un décor frivole. Je ne comprends pas que certains s’en soient scandalisés». Rachid, cinéphile, n’est pas plus emballé : «A force de lire les critiques, je me suis fait tout un cinéma au sujet de ce film. Je m’attendais à quelque chose de piquant, de choquant. J’ai été déçu. Marock, c’est un peu le film français La Boum en moins abouti esthétiquement».

Une chronique de la jeunesse dorée sans éclat esthétique
Dans son premier long métrage, Laïla Marrakchi nous installe dans le milieu de la jeunesse dorée casablancaise, qui ne pense qu’à s’éclater en boîte et porter des vêtements clinquants. Rita en est le «prototype». A dix-sept ans, elle traîne un vague ennui et une vague rébellion adolescente entre boîtes de nuit et courts de tennis, se montrant capricieuse, blasée, insupportable et enchaînant flirts sans lendemain et idylles endolories. Un jour, elle rencontre un jeune juif et s’en éprend… Tel est l’argument de ce Marock qui a fait couler beaucoup d’encre. Après sa projection à Tanger lors du festival national du film, un critique qu’on a connu plus modéré s’écrie : «Ce film insulte les jeunes Marocains en les décrivant comme des oisifs qui passent le plus clair de leur temps à danser et à forniquer». En fait, de scènes torrides, on n’en voit pas l’ombre dans Marock, à peine quelques bécots certes goulus échangés entre les protagonistes. Pas de quoi fouetter un chat ni se draper dans sa dignité offensée. En outre, la réalisatrice ne campe pas toute la jeunesse marocaine, mais seulement une partie, celle qui a les moyens de s’offrir des plaisirs coûteux. Et pas toujours défendus. A preuve, les voitures de sport comme drogue dure.

Pourtant, cette chronique d’un été dans les quartiers chics de Casablanca dérange. D’aucuns la vouent aux gémonies. «Moi je n’irai jamais voir ce film et j’aurais souhaité qu’il soit interdit au Maroc. Car on m’a dit qu’il donne une image ignoble des musulmans. Nous en avons assez de nous faire piétiner par les Occidentaux. Maintenant, ce sont nos coreligionnaires qui leur fournissent le bâton pour nous battre. Cette prétendue cinéaste, dont je ne veux pas connaître le nom, doit être lapidée», tranche Bachir, enseignant de philosophie. Pourquoi tant de haine ? A cause d’une scène au cours de laquelle le garçon juif enlève son étoile de David pour la passer autour du cou de sa maîtresse musulmane. C’est pendant qu’ils font l’amour, ce qui fait dire à Jamila, journaliste dans un magazine féminin (sic) : «Je suis sortie de la salle à ce moment-là. Je ne peux supporter le spectacle d’une musulmane s’offrant à un juif, pendant que les sionistes assassinent les Palestiniens et spolient leur terre». On a envie de rappeler à la journaliste qu’il s’agit d’une œuvre de fiction et qu’après tout les amourettes entre juifs et musulmans sont monnaie courante. Mais la confusion qui s’est installée dans les esprits est telle que l’interprète de la jeune musulmane, Morjane Alaoui, a été prise à partie par les spectateurs lors du festival de Tanger.

On aurait admis ces cris d’orfraie s’ils étaient poussés par des profanes, mais ils émanaient aussi de cinéastes qui ont pignon sur scène. L’un d’eux s’adresse d’ailleurs à la réalisatrice en ces termes : «Votre film m’a dégoûté et profondément blessé. J’ai envie de vous répondre par un autre. Seulement, je sais pertinemment que je ne suis pas dans les bonnes grâces du CCM et que ce dernier ne va pas m’accorder les fonds pour le fabriquer». Applaudissements nourris de la salle et regards furibonds à la cinéaste. Celle-ci ne moufle mot : «Je ne tiens pas à envenimer les choses en répondant du tac au tac à mes détracteurs. Après tout, Marock est une œuvre et en tant que telle il s’expose aux critiques, même si certaines sont outrancières». La cinéaste vise par là celles de Mohamed Asli, lequel n’a pas tourné sept fois sa langue dans sa bouche avant de les proférer. Condescendant, il plaint Laïla Marrakchi de s’être laissé manipuler par «l’idéologie sioniste» ; péremptoire, il estime que «ni la jeune fille ni son film ne sont marocains et n’ont leur place dans un festival national» ; pour faire bonne mesure, il s’en prend à l’Etat qui «en permettant cela, devient le complice de l’impérialisme et du sionisme».

Comme galvanisés par ses propos franchement indus, certains pairs de Asli semblent se lancer, ce jour-là, dans un concours de formules assassines, de saillies viperines et de sorties incendiaires. Pas de quartier! Sus à Laïla Marrakchi qu’on accuse de tous les péchés… d’Israël ! Rares sont ceux qui se retiennent de prendre part à la curée. Amal Ayouch en fait partie : «En tant que comédienne, je ne peux admettre qu’un film soit censuré. Il est malheureux de constater que les cinéastes qui disent pis que pendre de la réalisatrice de Marock et prônent même son interdiction sont ceux-là mêmes qui ont combattu pour la liberté d’expression». Kamal Kamal abonde dans ce sens : «La liberté d’expression est une valeur sacrée, la censure ne doit être tolérée en aucun cas. Dans Marock, Laïla Marrakchi a traduit sa vision d’un certain Maroc. Elle en a pleinement le droit et personne, surtout pas les cinéastes, n’a le droit de l’en empêcher. Cela ne veut pas dire que l’on est forcé de partager ses idées. Personnellement, je n’approuve pas l’image qu’elle donne du Maroc. Je la trouve avilissante. Mais de là à demander l’interdiction du film, il y a un pas que je ne franchirai pas».

Liaison amoureuse entre une musulmane et un juif : le procédé semble trop facile et le message peu convaincant
Après avoir effectué une tournée européenne et recueilli un succès d’estime, Marock s’affiche au Maroc. Pour l’avoir vu, nous sommes fondés à juger qu’il ne mérite ni cet excès d’indignation ni cet habit d’excellence dont certains zélateurs l’ont couvert. De fait, la mise en scène en est approximative, paresseuse, essouflée. Il vaut essentiellement par son ton délibérément caustique. Laïla Marrakchi semble maîtriser l’univers qu’elle dépeint, elle en pointe l’artifice, la frime et la suffisance. Mais le message qu’elle entend faire passer, par le truchement trop facile de la liaison entre Rita, la musulmane, et Youri, le juif, n’est pas convaincant. Alors, beaucoup de bruit pour rien. Rideau.

Et-tayeb Houdaïfa
«Marock» vu par la presse française

«S’il dépeint une idée plutôt terrifiante de la jeunesse, s’il ne se distingue pas par la qualité de sa mise en scène, ce premier film de Laïla Marrakchi rend compte de manière plutôt fine de la montée de l’extrémisme religieux. Malheureusement, la finesse n’a jamais été un bouclier contre la censure» («Le Monde» du 15 février 2006).

«C’est ”La Boum” au Maroc : une image inédite du pays, mais un univers assez antipathique, royaume de la frime et du fric. Laïla Marrakchi semble bien connaître ce petit monde, et sa superficialité ne lui fait pas peur : elle le filme comme si l’essentiel de la vie était là, elle fait corps avec ses personnages, jusque dans leur fantasme d’être des héros tragiques égarés dans un paradis bourgeois. Même si elle vire à la facilité sur le terrain politique (avec un Roméo juif et une Juliette arabe), la sincérité de son regard finit par payer : entre film à la première personne et cinéma commercial, cette chronique d’une jeunesse impose un ton, presque un souffle» («Télérama» du 18 février 2006).

«“Marock”, c’est à la fois “la Fureur de vivre” et “la Boum” en version marocaine. A Casa, les rejetons de la bourgeoisie préparent le Bac au lycée Lyautey. Ils se font conduire en cours puis en boîte par le chauffeur de papa. Alcool, drague et raids en BMW sur les boulevards : tout semble permis. Mais quand la jeune Rita (Morjana Alaoui) s’éprend du juif Youri (Mathieu Boujenah), on frôle le scandale. Et puis l’Islam est là, comme un recours et un opium en cas de coup dur ! Un premier film attachant de la jeune réalisatrice Laïla Marrakchi présenté l’an dernier au Festival de Cannes» («Le Nouvel Observateur» du 9 mars 2006)