SUIVEZ-NOUS

Culture

Ahmed Krifla : à  76 ans, la gloire

L’histoire de Ahmed Krifla est celle, classique, de ces peintres talentueux dont l’enfance et
la jeunesse ont été jalonnées par les privations. Jusqu’à  LA rencontre avec un généreux esthète
américain qui entreprend de le faire sortir de l’ombre.
Parcours tourmenté d’un autodidacte inspiré.

Publié le

rub 6839

Les oirduver – nissage de l’exposition d’Ahmed Krifla, il y a foule au Carrefour des Arts. La maà®tresse de séance, Amina Hachimi Alaoui, déploie son talent d’hôtesse, pendant que le peintre s’efforce d’expliquer le sien. Laborieusement. Car il est à moitié sourd et ses mains tremblent. Irréparables outrages de l’âge. A 76 ans, Krifla semble usé. Entre deux explications, il s’asseoit pour confortablement savourer sa joie de voir son oeuvre si prisée. Parfois, son regard de myope semble s’assombrir au souvenir des épreuves qu’il a essuyées avant d’atteindre le firmament sur le tard.

A sept ans, il dessine les motifs des poteries fabriquées par sa mère

Sur son enfance, Krifla rechigne à  s’étendre. On la devine fauchée comme les blés qui ne poussent pas dans sa cambrousse natale, monotone et solitaire.Cependant, c’est cette période de sa vie qui va précipiter le futur peintre dans les bras de l’art. Pour subvenir aux besoins de sa marmaille, la mère de Krifla crée des poteries qu’elle revend à  bas prix. A sept ans, l’enfant se résout à  mettre la main à  la pâte. Une main inspirée. Aux motifs convenus, il en substitue d’autres de son cru. Avec bonheur. Les pots de mère Krifla se mettent à  partir comme des petits pains.

Pris par le démon de l’art mais privé des moyens de satisfaire sa passion, le peintre en herbe sévit sur tout ce qu’il peut ramasser : papiers, cartons, cahiersÂ…Même les murs de sa ville,Taza, ne sont pas épargnés. Un jour, saisi par la beauté ingrate du site sur lequel s’élève l’école d’un village, il se met à  le restituer. Un instuteur le surprend en flagrant délire créatif. Il se penche sur le dessin, en admire la précision et demande à  l’enfant d’en faire d’autres. Ce dernier s’exécute, il en est récompensé par quelques centimes bienvenus.

Krifla devient l’artiste attitré de l’école. Il n’y gagne pas des mille et des cents, mais une notoriété telle que la ville deTaza lui concocte une exposition. Beaucoup de monde, aucun acheteur. A vingt ans, Krifla reste poursuivi par la mistoufle. L’horizon est sombre. Pas de métier fixe, seulement des petits boulots, afin de ne pas crever de faim. Pas d’avenir dans l’art, puisque celui-ci ne paie pas. Désespoir. Pendant dix ans, l’artiste noie sa désespérance dans la rage créative. Il peint à  tire- larigot, et offre ses toiles aux gens.

Première exposition en 1967 au Centre culturel américain de Rabat

Un Américain se trouvant, par inadvertance, dans les environs deTaza, tombe nez à  nez avec un paysage que Krifla est en train de peindre. Il est séduit. L’artiste lui montre ses autres tableaux. Il les achète à  un prix inespéré : 2 500 DH.C’était en 1967. Jamais Krifla n’en aurait rêvé. L’Américain est sidéré par le dénuement de ce peintre si doué : il niche dans une baraque en zinc, se vêt de hardes et ne semble pas manger à  sa faim. Alors, il lui glisse un bon pécule afin qu’il mette un peu de beurre dans ses épinards.

Krifla est transporté de joie. Celle- ci est à  son comble quand il apprend que son bienfaiteur lui a arrangé une exposition au Centre culturel américain de Rabat, dont il est un des responsables. Pour la première fois,Krifla quitte son bled. La capitale l’impressionne, l’accueil fait à  son oeuvre va droit à  son coeur aigri. Il nage dans le bonheur, d’autant que tous ses tableaux ont été raflés en peu de temps. De retour dans ses pénates, il se remet à  l’ouvrage avec une humeur, cette fois, euphorique. Le temps presse. Une exposition au Centre culturel de Marrakech s’impatiente. L’initiative, encore une fois, en revient au bon Samaritain.

Après son passage à  Marrakech, Krifla devient l’objet de l’admiration des connaisseurs. Certains le comparent au Douanier Rousseau, ce peintre du XIXe siècle, dont les tableaux, au dessin naà¯f, sont souvent d’une invention poétique étrange et d’une grande sûreté plastique. Ranger Krifla parmi les naà¯fs, soutient le critique d’art Aziz Daki, reviendrait à  commettre un contresens. «C’est un homme exclusivement intéressé par la peinture de son entourage. C’est un peintre qui cherche à  rendre sur la toile la réalité qui l’entoure. Krifla, un peintre frénétiquement attaché à  la réalité vivante de son monde», rectifiet- il.

Le généreux esthète américain est retourné dans son pays. Il n’a pas manqué de faire ses adieux à  Krifla. L’artiste en ressent un chagrin certain. Il promet à  son bienfaiteur de se montrer digne de sa confiance. Il travaille d’arrache-pied, peaufine son art, enchaà®ne les expositions. Pour des prunes. Profitant de sa naà¯veté, des galeristes indélicats «oublient» de lui verser son dû, des collectionneurs le payent avec un lance-pierre et des soi-disants amateurs d’art le pillent impudemment. Krifla est sans cesse aux abois. Parfois, il ne trouve même pas l’argent nécessaire à  l’achat du matériel de peinture.

Il en résulte des tableaux peints sans couleurs, faute de moyens. Ainsi celui qui représente un groupe de personnages attablés autour d’un couscous. «Le pari de faire tenir dans un tableau onze personnages est rendu aléatoire par la carence des couleurs. Gageons que Krifla a commencé par peindre les personnages assis à  gauche, leurs vêtements ont des couleurs éteintes, tandis que ceux qu’on voit au côté droit du tableau ressemblent plutôt au négatif d’une image photographique», analyse Aziz Daki.

Désenchanté, il a failli remiser ses pinceaux, mais Amina Alaoui le remet sur les rails

Dèche oblige,Krifla frappe à  toutes les portes dans l’espoir de se procurer un agrément. «Je lui ai dit qu’il possède mieux qu’un agrément, un capital, qu’il gaspille par candeur», raconte Amina Hachimi Alaoui, propriétaire du Carrefour desArts. C’est elle que Krifla, déçu par les autres galeristes, vient voir un jour de 1985. «Je ne connaissais pas son oeuvre. D’emblée, j’en fus conquise. Je ne comprenais pas que ce Douanier Rousseau marocain vive dans une misère si manifeste». Elle décide alors de prendre l’artiste en main, cela fait fuir les «prédateurs» dont il était la proie consentante. Sous l’aile tutélaire d’Amina Hachemi Alaoui, Krifla voit sa cote d’abord monter lentement, puis grimper et encore grimper, pour, à  la fin, s’envoler vers des pics vertigineux. Le moindre petit format sorti de ses mains tremblantes s’acquiert à  30 000 DH, les grands formats atteignent allègrement les 200 000 DH. «Ce n’est que justice, affirme Hachimi Alaoui. Atteint de la maladie de Parkinson, Krifla éprouve du mal à  peindre. Chacune de ses oeuvres est le fruit mûr de longues souffrances».On se demande combien vaudraient aujourd’hui ses dessins de cette école dans laquelle il n’a mis les pieds que pour la capturer sur ses bouts de papier ramassés dans la rue ?