Culture
A Tanger, le livre se porte bien
Contrairement aux autres villes, où la culture peine à trouver ses ressources, Tanger semble propice à l’épanouissement intellectuel. La santé du livre est étonnamment bonne et les raisons de cette bien-portance sont diverses.

Lorsqu’on arrive à Tanger, pour peu qu’on apprécie les livres et la littérature, l’on a l’impression d’être dans une sorte de ville élue, celle où Paul Bowles attend Mohamed Choukri dans un café reclus, celle où l’on croise Samuel Beckett traquant Godot dans son petit short en toile, où Jean Genet parle d’amour et où les Burroughs, Kerouac et Ginsberg écrivent sous drogues de tout genre. Le livre fait partie de l’identité de la ville, comme la peinture et l’espoir d’un ailleurs si proche et si lointain…
Mais, mis à part le côté historique connu de peu de gens, une réelle dynamique autour du livre semble prendre à Tanger plus qu’ailleurs. «En cinq années seulement, nous sommes passés de 200 000 à 1 million d’habitants. Les besoins en culture sont infinis», nous explique Hamid Abbou, éditeur et libraire. Quand il décide d’ouvrir sa librairie, il est loin de penser que des projets pareils s’échafaudent en d’autres lieux de la ville. «Tanger est une ville où des librairies naissent, alors que la tendance ailleurs est de mettre la clé sous la porte», dit-il en évoquant «Les insolites», tenue par Stéphanie Gaou et «Les colonnes», librairie mythique reprise par Pierre Bergé et dirigée par Pierre-Simon Hamelin.
Vers un monolinguisme ouvert
Si l’impression de qualité existe à Tanger depuis bien longtemps, le secteur s’est développé visiblement depuis l’apparition de maisons d’édition locales, à l’image des imprimeurs mythiques, Slaiki frères, convertis à l’édition.
Mais tout cela ne fait pas l’originalité de Tanger. Ce qui privilégie le livre, dans la ville du détroit, ce sont les endroits de vie ordinaires, qui ouvrent grandes leurs portes aux événements culturels. En rentrant au «Au pain nu», sous le regard épais de Mohamed Choukri, les clients découvrent des livres et des rendez-vous avec des auteurs invités, avant le menu, sur leur table. Cosmopolite, Tanger l’a toujours été. C’est en librairie qu’on le remarque le plus. «Ici, on nous demande des livres en russe, en allemand, en espagnol, en français ou en arabe. Tanger est polyglotte et la librairie des Colonnes s’y adapte bien», nous dit Pierre-Simon Hamelin. Bien que plusieurs nationalités continuent à cohabiter à Tanger, ce sont aussi des Marocains polyglottes qui, assoiffés de lecture dans la langue originale, passent des commandes inattendues.
Hamid Abbou, dont les étals présentent des ouvrages en arabe et français, nous fait part, quant à lui, d’une transformation des tendances du lectorat. Selon lui, il y aurait de plus en plus de lecteurs arabophones, qui consomment des œuvres internationales traduites vers l’arabe. «Avant, les lecteurs francophones lisaient de tout, alors que les arabophones étaient consommateurs de livres de théologie. Aujourd’hui, il y a un déferlement sur le roman et l’essai chez les arabophones, notamment en ce qui concerne l’analyse des phénomènes de l’islamisme», remarque le libraire qui voit en cela une démocratisation de l’accès à la lecture, bien que moins lucrative, étant donné le coût moindre du livre arabe traduit. «Des livres en français, j’en vends surtout en format Poche. Les rentrées littéraires ne quittent pas la vitrine», ironise-t-il.
L’édition du nord
Encore une fois, sans concertation aucune, «La Virgule» et «Les Colonnes» se lancent dans l’édition quelques années après leur ouverture. Pour les deux libraires, il est d’abord question d’élargir le choix éditorial marocain et probablement contrebalancer l’offre dominante émanant du centre.
«Les Colonnes» commencent par la traduction, avec l’idée de porter vers l’arabe les écrits d’auteurs marocains francophones. «Les auteurs francophones sont peu connus dans leur propre pays. La traduction vers la langue de la majorité met en valeur cette création francophone», nous explique Pierre-Simon Hamelin.
Hamid Abbou, quant à lui, y va d’abord avec le cœur. «Je voulais des livres beaux, bons et qui laissent une empreinte pour la postérité», dit-il pour expliquer son engagement pour la poésie. Car, en effet, l’édition de la poésie est devenue rare, voire impossible, même à l’étranger. A «La Virgule», les recueils de poésie sont illustrés de dessins d’artistes, faisant de l’objet une œuvre d’art double. En revanche, d’autres genres littéraires (romans, nouvelles, essais) de la maison se portent à merveille, constituant un catalogue plus que respectable pour une si jeune maison d’édition. «Ce n’est pas parce que nous sommes une petite structure qu’on accepte tout. Je crois que nous avons un comité de lecture des plus intransigeants. On a sans prétention refusé des manuscrits de personnalités connues», confie l’éditeur. Cela étant dit, ce microcosme est loin d’être autonome, puisque le destin du livre est de circuler et qu’il dépend tout de même de la distribution : chaînon qui reste problématique pour l’ensemble du secteur à l’échelle nationale. «L’on reçoit souvent des plaintes des libraires dans d’autres villes qui s’interrogent sur l’absence des livres, alors que le distributeur nous assure qu’il n’en est rien. Je pense que l’Etat devrait songer à un système de distribution efficace. C’est le meilleur soutien à offrir au livre», conclut Hamid Abbou. A bon entendeur… En attendant, rien n’entamera la bonne humeur des libraires tangérois.
