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Culture

Le roman arabe, une fabuleuse revanche contre la censure

On croyait que les tremblements du temps qui secouent le monde arabe et les continuelles désillusions qui sont devenues son lot allaient étouffer les voix des romanciers.
Il n’en est rien, constate Kadhim Jihad, dans son ouvrage «Le roman arabe»,
jamais le roman arabe n’a été aussi pimpant et créatif.

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Qui ose encore douter de la bonne santé du roman arabe n’a qu’à  se reporter à  l’important ouvrage de l’Irakien Kadhim Jihad Hassan, Le roman arabe (1834-2004), bilan critique (Actes Sud / Sindbad, 398 p.), pour se dessiller les yeux. Ici, attachez-vos ceintures, car le voyage est long (150 ans), parfois agité, souvent fabuleux. On décolle en pleine Nahda, ce mouvement de renaissance porteur d’espérance, et on atterrit au milieu de l’invasion de l’Irak avec son lot de désenchantements. 1834 est l’acte de naissance du roman arabe, lequel est enfanté par Rifa al-Tahtawi, un jeune Egyptien qui avait été, huit ans plus tôt, envoyé par son gouvernement à  Paris pour y poursuivre ses études. On ne sait s’il a pu ou non les mener à  bien ; ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas retourné au bercail sans bagages.

En 1834 naà®t, en Egypte, le premier roman arabe, pendant la campagne napoléonienne
De fait, il tisse un livre, l’Or de Paris, «mêlant, selon le commentaire de Kadhim Jihad Hassan, le récit autobiographique, le récit de voyage, les mémoires et l’observation scientifique». En somme, un opus multiforme et non un roman conduit selon les canons narratifs convenus. Qu’à  cela ne tienne, l’Or de Paris demeurera pour la postérité le premier roman arabe.
Il est surtout la validation de la thèse soutenant que le genre romanesque a pris souche dans le monde arabe à  la faveur de la rencontre de celui-ci avec l’Occident. «Le roman, avec son intériorisation du réel, sa suite de séquences narratives et réflexives, est un genre d’origine occidentale», observe Kadhim Jihad Hassan. Mais bien qu’étranger aux pratiques littéraires de mise, à  l’époque, il fera lentement son chemin, pour, plus tard, à  partir des années 1970, s’envoler irrésistiblement, parvenant jusqu’à  détrôner la poésie, naguère expression littéraire arabe par excellence. Et ce n’est pas Farouk Mardam Bey, directeur de la collection d’Actes Sud, Sindbad, vouée à  la littérature arabe contemporaine, qui récusera ce constat. «On peut constater, dit-il, qu’on écrit du roman partout, alors qu’auparavant il était limité à  l’Egypte, au Liban, un peu en Irak et en Syrie. C’est tellement prolifique que l’on du mal à  suivre. D’ailleurs, ce qui frappe lorsque vous entrez dans une librairie en Egypte, c’est le nombre d’auteurs nouveaux».

Sexe, politique, religion, le triangle des interdits
Au-delà  de la satisfaction que l’on peut ressentir devant cette prospérité croissante du genre, se pose la question de connaà®tre les raisons qui poussent les auteurs arabes dans les bras du roman. Beaucoup affirment dédaigner la poésie parce qu’elle est devenue moins attrayante en raison des métamorphores qu’elle a connues, et choisir la fiction parce qu’elle forme «l’espace même de la liberté», pour reprendre la formule de l’Egyptien Ibrahim Abd al-Majid, cité par Martine Gozlan dans Marianne du 29 avril 2006. «Une fabuleuse liberté, effectivement, celle qu’on interdit à  l’être arabe, commente la journaliste. La rue, la maison, l’école, le bureau, le village, la caserne, la mosquée et même le lit sont sous surveillance ? La page prend sa revanche. La page est nue comme le corps des fantasmes. Le signe s’envole comme les libres hirondelles par-delà  les terrasses de Bagdad, de Damas et du Caire. L’intrigue se dénoue comme la corde rêche qui ligotait les âmes». D’o๠cette fureur d’écrire, contre le mal-être, la malvie, l’horreur de vivre.

En portant la plume sur les plaies vives de la société, en décriant la prison dans laquelle il est enfermé, en culbutant les tabous qui l’enserrent, le romancier se met en danger, car les censeurs veillent au grain, et ils ont la sentence facile. Surtout ne pas transgresser le triangle sexe, politique et religion. Dans des temps qui nous semblent lointains, Le Passé simple de Driss Chraà¯bi fut interdit et son auteur forcé à  s’exiler pour avoir remis en question les valeurs familiales. Agadir de Mohammed Khaà¯r-Eddine connut le même sort parce qu’il prenait à  partie la monarchie, Le Pain nu de Mohamed Choukri, lui, fut jugé «pornographique». En Egypte, Awlad Haratina ne parvient toujours pas à  recevoir l’imprimatur. On se souvient qu’à  la publication en feuilleton de ce chef-d’Å“uvre du regretté Naguib Mahfouz, le Cheikh Ghazali, un ouléma influent de l’université Al-Azhar, avait adressé une lettre à  Nasser afin de s’opposer à  la parution du roman qui, selon lui, porte atteinte à  l’image des prophètes. Il obtint gain de cause. Le livre, publié au Liban, circule toujours sous le manteau en Egypte. Le destin contrarié de Awlad Haratina est significatif de la puissance de la censure sociale dans le monde arabe. Dans bien des pays arabes, il suffit qu’un lecteur se sente choqué pour qu’il intente un procès au nom de la société ou qu’il s’adresse aux autorités religieuses pour faire interdire le livre.

Une censure totalement aléatoire et imprévisible
La censure institutionnelle, elle, nous apprend Farouk Mardam Bey, sévit diversement au gré des régimes en place. En Syrie ou en Irak, par exemple, on est plus regardant sur la politique que sur la religion ; en Egypte, en revanche, on est très chatouilleux sur le chapitre de la religion ; au Liban, le libertinage «fictif» n’est pas toléré ; en Tunisie, la personne du président est sacrée. Mais une des particularités curieuses de cette censure étatique, observée ces dernières années, est sa nature aléatoire, ondoyante. Tel livre est empêché de paraà®tre pour attentat aux mÅ“urs quand tel autre, encore plus sulfureux, passe entre les mailles du filet tendu par la censure. Deux exemples de cette dissonance : L’Immeuble Yacoubian, écrit par l’Egyptien Alaa El Aswani, et Les Filles de Riyad, de la Saoudienne Rajaa Abdallah. Le premier brise les tabous majeurs de l’hypocrie religieuse qui pare la violence sociale et politique, en faisant du sexe la métaphore par excellence des rapports de pouvoir et le révélateur de leur cruauté, à  travers le quotidien des locataires de l’«immeuble Yacoubian», dont une vendeuse obligée à  faire argent de son corps, un aristocrate déchu et un journaliste homosexuel. Le second instruit le procès du machisme saoudien, par la bouche de quatre jeunes Saoudiennes qui rêvent de mariage d’amour. Dans le roman, on découvre le rituel convenu de la présentation des époux, les arrangements familiaux en coulisses, la ségrégation des classes et les interdits communautaires (sunnites/chiites). Le conservatisme et une certaine lâcheté de la gent masculine, tous âges et tous milieux confondus, se révèle face à  une jeunesse féminine qui s’émancipe grâce à  l’éducation, mais dont les aspirations sont étouffées par le carcan des interdits «moraux» et des normes traditionnelles.

Les Filles de Riyad ; L’Immeuble Yacoubian, deux chefs-d’Å“uvre absolus du roman arabe contemporain, et autant de pavés jetés dans la mare de leurs sociétés respectives. Pourtant, ils nous sont parvenus au nez et à  la barbe des zélotes de l’ordre établi. Et, ce qui ne gâche rien, ils ont séduit. L’un est déjà  à  sa cinquième impression, l’autre a connu un immense succès de librairie (plus de 100 000 exemplaires vendus et une adaptation réussie à  l’écran). Ce qu’il faut surtout garder en vue, c’est qu’ils ont été composés par des jeunes créateurs. Ce qui signifie que non seulement le roman arabe fait florès, mais il possède une grande capacité de rajeunissement. Dont on peut se persuader grâce à  l’inventaire, dressé par Kadhim Jihad Hassan, des nouvelles voix apparues aux quatre coins du monde arabe, de la Syrie à  l’Irak et à  la Palestinine en passant par le Liban, carrefour d’influences et lieu d’inspiration. «Au Liban, après la guerre civile, au moins vingt auteurs nouveaux sont apparus pour interroger ce conflit, remonter à  ses origines lointaines et, d’une certaine façon, proposer des solutions. Le roman a eu un rôle de catharsis», fait remarquer Kadhim Jihad Hassan.

Interroger le réel est la préoccupation essentielle des romanciers marocains francophones ou arabophones
Interroger le réel, c’est aussi la préoccupation essentielle des romanciers marocains, qu’ils écrivent en arabe ou en français. Abdelhak Serhane, Tahar Ben Jelloun, Mahi Binebine, Fouad Laroui, Mohamed Berrada, Mohamed Jabrane et tant et tant de leurs pairs sont engagés politiquement et socialement, et le font de plus en plus entendre, d’autant que les années de la répression sont loin. Certains cultivent la même veine, mais, et c’est une nouveauté, dans le registre du polar. Ainsi Hocein Faraj (Ces hasards qu’on ordonne), Miloudi Hamdouchi (La Baleine aveugle), Abdelilah Hamdouchi (La Mouche blanche) ou encore Driss Chraà¯bi, avec son impayable inspecteur Ali. Seulement, au Maroc, le roman n’a pas la suprématie sur les autres genres littéraires : la poésie y a toujours ses lettres de noblesse (Mohamed Bennis, Mohamed BoujbiriÂ…), la nouvelle est souvent un genre de prédilection (Driss El Khoury), l’essai s’affirme de plus en plus (Anissa Chami). C’est là  une spécificité du paysage littéraire marocain que l’auteur du Roman arabe aurait pu relever s’il en avait fait cas. Ce n’est pas le cas, c’est pour cette raison que son ouvrage, si documenté, si informé, si érudit soit-il, nous laisse sur notre faim.