Idées
Vue dégagée sur la médina de Fès (2)
Ce matin-là, la médina de Fès est enrobée d’une brume épaisse. Vue d’un promontoire qui surplombe la vieille ville, l’ancienne cité semble enveloppée dans ses mystères comme ces femmes se faufilant dans les venelles emmitouflées dans leurs blanches étoffes. Du haut de la terrasse de l’hôtel Mérinides, je jette un regard circulaire sur l’immense cuvette contenant une grande partie de la ville qui m’a vu naître.

On devine les terrasses des vieilles maisons de la Médina que dépasse une myriade de minarets de cette ville aux mille mosquées. On peut deviner tant de choses. Imaginer le réveil indolent des habitants, l’activité tardive des commerçants qui ouvriront leurs échoppes quelques heures plus tard. La vie qui s’éveille doucement, nonchalamment derrière des demeures alourdies par un passé chargé d’histoire ; les grands portails des mosquées que l’on entrouvre et qui donnent sur de vastes cours regorgeant d’eau surgie des vasques sur fond de prières montant vers le ciel. Du côté opposé de la ville, sur l’autre versant boisé d’une colline d’argile et de calcaire, se dresse peut-être encore cet arbre sous lequel l’enfant que ma grand-mère, improvisée en sage-femme, nous disait avoir fait venir au monde après avoir entendu les gémissements d’une maman française qui perdait ses eaux. C’était dans une autre époque, autre temps marocain bistre comme une vieille carte postale coloniale. La grand-mère va garder le contact avec cette dame après sa délivrance et bien plus tard, après l’Indépendance, également avec cet enfant né par hasard sous un arbre comme dans une scène biblique et vivant dans une ville de l’Est de la France.
Le garçon du café de l’hôtel vient de déposer le petit-déjeuner complet que j’ai commandé sur la terrasse. Une odeur de café et de lait brûlé monte d’un plateau en argent ciselé, peut-être, par un de ces artisans de la médina. Je ne sais pas encore ce que je suis venu faire ici. Pourquoi cet hôtel ? Quels souvenirs me relient-ils à cet endroit qui domine la vieille ville ?
«-Bessahha et bon appétit, dit le serveur passant de l’arabe au français en se frottant les mains tout en soufflant dessus pour les réchauffer. Il fait toujours froid le matin, mais dans deux ou trois heures vous pouvez même vous baigner dans la piscine». Le débit sec de paroles du jeune serveur me rappelle quelqu’un, un accent, une intonation déjà entendue. Une sensation bizarre, comme dans un rêve dont on n’arrive pas à restituer tous les détails en se levant le matin. C’est ainsi depuis que je suis revenu au pays après un mois d’absence. D’abord au guichet de la police des frontières lorsque l’agent, un moustachu au visage rond et bougon, me dévisagea puis s’attarda sur la photo du passeport. Le coup de tampon qu’il asséna enfin au document fut d’une telle violence qu’il me fit sursauter. Un souvenir lointain, vague, oppressant me vint en mémoire et m’obséda tout le long des formalités de douane dans ce petit aéroport de Salé-Rabat.
Un soleil automnal timide commence à percer à travers la brume. Le bruit d’une chaise en fer forgé raclant les dalles en pierre de taille de la terrasse me tire de mes rêveries. Un couple de touristes en maillot de bains s’attable au bord de la piscine ; puis une femme seule, lunettes de soleil sur le front, serviette sur l’épaule et gros livre sous le bras s’installe non loin de ma table. Peu à peu, la terrasse s’anime et deux autres serveurs, en plus de celui qui m’avait apporté le petit-déjeuner, s’affairent au milieu d’une douzaine de clients. Au balcon d’une chambre du premier étage, un homme en peignoir de bains prend des photos panoramiques de la médina. Je me suis demandé ce que le marchand de cartes postales de l’hôtel pouvait penser de cette ère du numérique qui fait la nique à toute une époque. Soudain, je me suis senti mal à l’aise au milieu de ces gens avides de soleil et d’images furtives arrachées à une ville où, jadis, j’avais vécu au ralenti jusqu’à mes vingt ans. Contrairement à ce que j’en escomptais, ce retour inopiné à la ville natale juste après un voyage à l’étranger ne m’a pas fait du bien. Les souvenirs ne font pas toujours du bien. Ni le passé composé conjugué à un présent vindicatif et face à un futur incertain. Cette grammaire mémorielle échevelée est un vrai foutoir lorsqu’on attend un récit linéaire, une chronologie qui s’enfile comme une longue phrase riche de mots, de sens et à jamais intelligible… Le but en définitive de ces chroniques du temps qui passe.
C’est Julien Gracq, cet auteur rare, qui disait que l’on garde de son enfance les souvenirs d’un temps où «ce qui est important n’est pas encore commencé». C’est bien plus tard que l’on s’entête à penser, à intellectualiser et finalement à rêver sa vie à l’envers, comme on rembobine un film dans lequel on ne sait pas si l’on a joué le rôle principal ou que l’on a tout simplement vu au cinéma. C’est alors que raconter sa vie en jouant au jeu du «je» et donc au jeu de la mémoire devient un exercice périlleux et délicat pour qui voudrait pratiquer «l’écriture sur soi», comme on fait de la peinture sur la soie. Finalement, on ne fait qu’égrener des mots comme un homme pieux égrène son chapelet. Dans ces conditions, raconter sa vie tient parfois de ces prières lancées vers un ciel mutique : elles sont redondantes, insistantes et surtout inquiètes du sort qui leur sera fait une fois montées là-haut.
